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Chronique en suspension.

On pourrait la supposer telle en cherchant vainement sur Wikipedia une trace parmi les centaines de sites, des visites de Paul Valéry à Paul Léautaud dans un bureau pas trop éloigné de celui de Valette, le directeur du Mercure de France, rue Monsieur-le-Prince, puis rue de Condé. .
On aura compris que le Livre reste un élément essentiel de réflexion et de connaissance et que pour aborder la relation entre ces deux hommes et celle de Valéry au monde extérieur, entre 1920 et 1935, il faut entrer dans « Le Journal Littéraire » de Paul Léautaud.
On y voit un Valéry fumeur compulsif, trouvant des formules dans une conversation entre deux hommes désabusés.
Le grand écrivain n’y fait que passer, pour saluer son vieil ami, se dépouillant de son qualificatif de « grand » devant l’ironie de l’autre.
Que ces deux là soient restés dans l’histoire de la littérature serait impossible aujourd’hui. Le ton de Léautaud est trop libre, trop en décalage avec le politiquement correct, trop incisif, classé à l’extrême droite d’après les critères de ce siècle et pourtant le trait singulièrement acéré dans la vision de ce qui se prépare depuis ce qu’il voit, ne classant jamais a priori toute réflexion d’après l’individu qui la profère comme « lumineuse » parce que l’autre est de l’Institut, trouvant admirable le geste d’un homme élevant son chien au-dessus d’une palissade, pour que l’animal voie aussi la construction que l’on fait derrière, abolissant d’un coup les classes sociales, ramenant les diplômes à ce qu’ils sont, c’est-à-dire des leurres pour de faux lettrés.

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Franchement, on reste pantois de l’arrogance et de la bêtise de ce qui se fait de mieux de nos jours dans la politique et ceux qui encensent les politiciens ou les dénigrent. Quelques pages du journal suffisent à ramener toute chose à la proportion primale de ce qu’elle est.
L’interlocuteur enfin de Paul Valéry, allumant une cigarette au mégot de la précédente, farouchement désespéré, sceptique et toujours amoureux des femmes, subodorant que l’autre Paul, dont on chuchote la rupture avec Madame de Cayssac, surnommée la Panthère, pour une liaison avec Marie Dormois de la bibliothèque Doucet, doit avoir un don propice à les retenir, dont je n’oserais dire lequel, mais que vous pourriez découvrir en lisant « Le Journal Particulier ».
– Mais je dis que le loisir intérieur, qui est toute autre chose que le loisir chronométrique, se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l'être, cette absence sans prix, pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent, pendant laquelle l'être, en quelque sorte, se lave du passé, du futur, de la conscience présente, des obligations suspendues et des attentes embusquées…
Puis rentrant chez lui, la mèche sur le front, la moustache tombante, à 66 ans, une femme, trois enfants et amoureux fou de Jeanne Voilier, reprenant ses cahiers et redevenant Monsieur Teste, dans une aventure solitaire de cinquante années, voilà Valéry sans gilet, ni cravate…
« Toute l'histoire humaine, en tant qu'elle manifeste la pensée, n'aura peut-être été que l'effet d'une sorte de crise, d'une poussée aberrante, comparable à quelqu’une de ces brusques variations qui s'observent dans la nature et qui disparaissent aussi bizarrement qu'elles sont venues. Il y a eu des espèces instables, et des monstruosités de dimensions, de puissance, de complication, qui n'ont pas duré. Qui sait si toute notre culture n'est pas une hypertrophie, un écart, un développement insoutenable, qu'une ou deux centaines de siècles aura suffit à produire et à épuiser ? » (Le Bilan de l'intelligence (1935), Paul Valéry).
D’une écriture à faire fuir la plupart des contemporains des Michel, d’une manière à faire entrer dans un trou de souris les faiseurs de bons mots et des articles de complaisance, Valéry le mondain, le léger, le glorieux de médailles et d’académie, fut l’écrivain secret et l’ami différent dont on commence à peine à éditer l’ensemble d’une œuvre gigantesque.
Une œuvre visionnaire, malheureusement « difficile » depuis que l’anglomanie engloutit la langue française dans le marécage de l’abréviation des écrans des portables.
« Tout se passe dans notre état de civilisation industrielle comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait d'après ses propriétés une maladie qu'elle guérisse, une soif qu'elle puisse apaiser, une douleur qu'elle abolisse. On nous inocule donc, pour des fins d'enrichissement, des goûts et des désirs qui n'ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d'excitations psychiques ou sensorielles délibérément infligées. L'homme moderne s'enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d'excitants... Abus de fréquence dans les impressions ; abus de la diversité ; abus de merveilles ; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l'artifice desquels d'immenses effets sont mis sous les doigts des enfants. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus. » (Idem Paul Valéry, éd. Allia, p. 26)

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