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T’es qui toi, au juste ?

Est-ce l’époque qui veut cela ?
La dureté des temps ?
Il me semble que l’homme de la rue n’a plus la même sensibilité qu’il avait dans l’entre deux guerres.
Vous me direz l’évolution des choses, le progrès qui facilite l’existence, donnent l’illusion de mieux vivre.
Pourtant le drame social est devant nos yeux.
Soit nous détournons le regard, soit nous ne lisons plus les faits divers de la même manière.
Ainsi la fermeture de ce grand hôtel de la rue des Guillemins qui n’avait plus que l’apparence bourgeoise en sa façade, qui servait de garnis à des familles, fermé pour cause d’insalubrité, des cafards sous les meubles, des punaises sous les matelas, des wc dans les cuisines, etc… tout ce qui conditionnait la vie d’il y a 50, 60 ans est là sous nos yeux et nous faisons comme si…
Et combien d’autres situations pires encore, dans les kots de plus en plus nombreux, dans les combles, au fond des impasses, toute une vie retenue de pauvreté et de désolation. Et pas qu’impartie aux étrangers, aux pas de chance venus d’ailleurs, non, à des Belges qui ont travaillé, qui ont voulu vivre avec dignité et qui se sont réveillés un jour avec l’huissier à la porte, ou même sans cela, démunis, malades, sans emplois, enfin toute la gamme des possibles et, dans la misère, cette gamme est étendue.
Et que fait-on pour ces pauvres que nous ne voyons pas ? Rien. Une sorte de convention veut que l’on n’en parle nulle part, qu’ils n’apparaissent que disséminés, un par un, de fait divers en fait divers, timidement, comme un pauvre quoi…
Ah ! me direz-vous, je te surprends à faire du misérabilisme, une fois de plus, occultant ce qui est de la réussite : les belles voitures, les allées qui donnent sur le bois avec les hautes clôtures de la propriété privée et ces hommes et ses femmes bronzés des vacances au bord de la Méditerranée venus pour témoigner qu’au contraire, le progrès existe. Certains vous diront que leur père était mineur, que leur grand’mère remplaçait le chien à tirer la charrette. Qu’ils ont travaillé dur pour obtenir ce qu’ils ont. Et cela est vrai aussi.
Je vais sans doute les décevoir, mais toutes les réussites qui font leur litière de la pauvreté des autres me sont suspectes. Toute cette richesse ostentatoire qu’une vie de travail ne saurait suffire à acquérir me donne envie de crier « au voleur ».
Certes, il faut bien qu’une certaine émulation existe et qu’une « carrière » ne soit pas uniforme par rapport à une autre. Mais que ceux qui ont tout se disent parfois, entre eux, en famille : on a eu une sacrée chance d’être arrivés où nous sommes, entiers, d’attaque, sans aucune maladie grave ; on a une sacrée veine d’avoir eu avant nous des parents qui ont veillé sur nous et qui nous ont laissé leur patrimoine ; on est vraiment des vernis d’avoir perçu deux, trois fois la paie d’un manœuvre certes par notre mérite, parce que nous avons fait des études mais avec l’heureux hasard que ces études correspondaient à un besoin dans l’industrie ou dans l’administration, le jour où nous sommes sortis de l’école ; on a eu la baraka d’avoir l’oncle bien placé pour nous mettre le pied à l’étrier ; le frère de la mariée à un cabinet ministériel, ou le cadet du père dans l’import export ; alors, oui, s’ils disent cela même en chuchotant, ils sont encore humains.
Et cette réflexion qui conduirait à la modestie et à la compassion envers ceux qui vivent avec les cafards et dissimulent leur cabinet de toilette sous la table de la cuisine ; cette justesse de ton qui rend les choses plus vraies et accessibles, cette formidable humanité qui jaillirait de ce simple constat, eh ! bien les bourgeois ne l’ont jamais et c’est en cela qu’ils sont hautement méprisables et qu’ils sont à jamais odieux à mes yeux.
Aujourd’hui, j’emploie des mots qui n’ont plus de sens, demandez à un employé s’il ne se sent pas bourgeois ? à un ouvrier qualifié s’il ne se sent pas détaché et différent de la pouillerie ?
C’est aussi cette confusion des genres qui nous donne l’illusion que notre société n’a plus de classe et que la plupart de ceux qui sont tombés dans la pauvreté n’ont pas volé leur pain noir.
Ce raisonnement conduit à croire que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles ; que tout vient du mérite et retourne au mérite et qu’il est juste d’être pauvre quand on n’a aucun mérite.
De telle manière que nous donnons raison à ces partis qui sollicitent vos suffrages et dont les programmes sont identiques et nous ne saurions mieux conclure que nous donnons raison en même temps à ceux qui accélèrent les chaînes de montage pour mieux flanquer à la porte des personnels devenus inutiles.
Allons, relisons Panaït Istrati, ce Roumain vagabond qui sut aller vers les choses simples.
Savez-vous pourquoi cette société se calcarise, pourquoi nous nous empêtrons dans des situations où ne triomphe pas l’honnête homme, mais son contraire ? Tout bêtement, tout simplement, parce que nous n’aimons pas notre prochain. Que nous ne l’avons jamais aimé et sans tomber dans les simagrées et le despotisme des religions, peut-être est-ce bien le seul péché du monde ?

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