Le Caire by night
Chère M.,
LEgypte de 1850, nest pas celle de « La fascination du pire » de Florian Zeller. Lintégrisme musulman ny a pas encore transformé les esprits et interdit les plaisirs dans les lieux publics
La relation du voyage que fit Flaubert de 1849 à 1850, en compagnie de Maxime du Camp est éclairante. En comparaison, lEgypte touristique est bien triste aujourdhui.
Les hammams « irréalisèrent » Flaubert en homosexuel passif, sous la poigne des bardaches.
Flaubert a-t-il consommé ce quil est convenu dappeler de nos jours un acte pédophile, dans sa relation avec les jeunes serveurs des bains ? Sartre ne le croit pas.
Il prend en compte la lascivité des prostituées, leur aptitude à satisfaire les goûts les plus biscornus et le bon marché de ce commerce, si répandu que chaque quartier avait sa maison spécialisée, pour que Flaubert nait pas été tenté par le revers de la médaille, si je puis dire. Mais il a certainement vécu des « scènes » quil décrit sans ambiguïté. La hardiesse des kellaks devait flatter sa passivité.
Lhomosexualité de Gustave est doccasion. Il nen sera plus question dès son retour en France. Flaubert nest pas Gide, inspiré par les chameliers et le désert.
Il y avait autant de hammams desservis par des hommes, que par des femmes. Les Zina jouent le rôle des kellaks, avec autorité. A demi nues comme le voulait lexercice de leur profession, elles massaient et savonnaient le client dans son bain. Actives et complaisantes, elles se chargeaient de tout, sans que le client pût les toucher, puisquil sagissait dentrer dans un jeu de rapports passifs.
LEgypte de 1850 nétait pas couverte de minarets comme autant dinterdits à la liberté des mœurs. Les religions sy développaient dans une belle anarchie, sans rivalités capables de conduire le prosélyte à des extrémités.
Ce qui suit, vous permettra, chère M., de comparer laustère Egypte de votre voyage avec celle dun siècle et demi auparavant.
Flaubert à Louis Bouilhet, le 13 mars 1850 :
« Kuchiuk-Hanem est une courtisane fort célèbre. Quand nous arrivâmes chez elle (il était 2 heures de laprès-midi), elle nous attendait, sa confidente était venue le matin à la cange, escortée dun mouton familier tout tacheté de henné jaune, avec une muselière de velours noir sur le nez et qui la suivait comme un chien. Cétait très farce. Elle sortait du bain. Un grand tarbouch, dont le gland éparpillé lui retombait sur ses larges épaules et qui avait sur son sommet une plaque dor avec une pierre verte, couvrait le haut de sa tête, dont les cheveux sur le front étaient tressés en tresses minces allant se rattacher à la nuque ; le bas du corps caché par ses immenses pantalons roses, le torse tout nu couvert dune gaze violette, elle se tenait debout au haut de son escalier, ayant le soleil derrière elle et apparaissant ainsi en plein dans le fond bleu du ciel qui lentourait. - Cest une impériale bougresse, tétonneuse, viandée, avec des narines fendues, des yeux démesurés, des genoux magnifiques, et qui avait en dansant de crânes plis de chair sur son ventre. Elle a commencé par nous parfumer les mains avec de leau de rose. Sa gorge sentait une odeur de térébenthine sucrée. Un triple collier dor était dessus. On a fait venir les musiciens et lon a dansé. Sa danse ne vaut pas, à beaucoup près, celle du fameux Hassan dont je tai parlé. Mais cétait pourtant bien agréable sous un rapport, et dun fier style sous lautre. (...)
Le soir, nous sommes revenus chez Kuchiuk-Hanem. Il y avait 4 femmes danseuses et chanteuses, almées (le mot almée veut dire savante, bas bleu. Comme qui dirait putain, ce qui prouve, Monsieur, que dans tous les pays les femmes de lettres ! ! ! ...). La fête a duré depuis 6 heures jusquà 10 heures 1/2, le tout entremêlé de coups pendant les entractes. Deux joueurs de rebeks assis par terre ne discontinuaient pas de faire crier leur instrument. Quand Kuchiuk sest déshabillée pour danser, on leur a descendu sur les yeux un pli de leur turban afin quils ne vissent rien. Cette pudeur nous a fait un effet effrayant. Je tépargne toute description de danse ; ce serait raté. Il faut vous lexposer par des gestes, pour vous le faire comprendre, et encore ! jen doute.
Quand il a fallu partir, je ne suis pas parti. Kuchiuk ne se souciait guère de nous garder la nuit chez elle, de peur des voleurs qui auraient pu venir, sachant quil y avait des étrangers dans sa maison. Maxime est resté tout seul sur un divan, et moi je suis descendu au rez-de-chaussée dans la chambre de Kuchiuk. Nous nous sommes couchés sur son lit fait de cannes de palmier. Une mèche brûlait dans une lampe de forme antique suspendue à la muraille. Dans une pièce voisine, les gardes causaient à voix basse avec la servante, négresse dAbyssinie qui portait sur les deux bras des traces de peste. Son petit chien dormait sur ma veste de soie.
Je lai sucée avec rage ; son corps était en sueur, elle était fatiguée davoir dansé, elle avait froid. - Je lai couverte de ma pelisse de fourrure, et elle sest endormie, les doigts passés dans les miens. Pour moi, je nai guère fermé loeil. Jai passé la nuit dans des intensités rêveuses infinies. Cest pour cela que jétais resté. En contemplant dormir cette belle créature qui ronflait la tête appuyée sur mon bras, je pensais à mes nuits de bordel à Paris, à un tas de vieux souvenirs... et à celle-là, à sa danse, à sa voix qui chantait des chansons sans signification ni mots distinguables pour moi. Cela a duré ainsi toute la nuit. A 3 heures je me suis levé pour aller pisser dans la rue ; les étoiles brillaient. Le ciel était clair et très haut. Elle sest réveillée, a été chercher un pot de charbon et pendant une heure sest chauffée, accroupie autour, puis est revenue se coucher et se rendormir. Quant aux coups, ils ont été bons. Le 3e surtout a été féroce, et le dernier sentimental. Nous nous sommes dit là beaucoup de choses tendres, nous nous serrâmes vers la fin dune façon triste et amoureuse.»
Et encore cette autre lettre du 2 juin 1850 :
« A Esneh, jai revu Kuchiuk-Hanem. Ça été triste. Je lai trouvée changée. Elle avait été malade. Jai tiré un coup seulement. (Le temps était lourd, il y avait des nuages, sa servante dAbyssinie jetait de leau par terre pour rafraîchir la chambre.) Je lai regardée longtemps, afin de bien garder son image dans ma tête. Quand je suis parti, nous lui avons dit que nous reviendrions le lendemain et nous ne sommes pas revenus. Du reste jai bien savouré lamertume de tout cela ; cest le principal, ça ma été aux entrailles. »
Ainsi chère M., vous vous êtes rendu compte que le XXme siècle a basculé dans lintégrisme, accumulant les malheurs et les conflits. On ne reconnaît pas lEgypte moderne qui percerait sous celle de 1850.
Jignore votre opinion sur la liberté dappeler un chat, un chat. Gustave et dautres fameux auteurs, nont jamais sacrifié le vif dun mot pour une prudence bourgeoise. Si, par hasard, vous pousseriez laventure de cette lecture « jour le jour » plus avant, vous vous apercevriez que jai opté pour la même attitude. Puissiez-vous me pardonner !
Commentaires
C'est quoi ce délire sur les minarets, l'interdiction du plaisir, tout ça ? On baise toujours beaucoup et très bien au Caire, ce n'est pas aussi gay friendly que Beyrouth, mais ca demeure assez libre...
Postée le: Anonymous | janvier 22, 2007 04:28 PM