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L’Art en crise

Notre démocratie libérale, « la meilleure au monde », toute bavarde qu’elle soit sur le progrès, n’a pas encore trouvé la parade à la réflexion de La Bruyère :
« Il ne manque cependant qu’à l’oisiveté du sage, qu’un meilleur nom ; et que méditer, parler, lire, et être tranquille, s’appelât travailler. »
Que dire aussi des disparités entre actifs ?
Les distorsions entre le coup de raquette de Kim Clijsters à 2 millions deux cent mille dollars et le salaire de la caissière mi-temps chez Carrefour sont de nature à faire douter du juste équilibre entre les extrêmes de la composante sociale.
Jean Dutourd (mon cochon, vais-je m’entendre dire, tu as de ces douteuses références à la mords-moi le nœud de droite !) donne en partie une réponse à La Bruyère. « Stendhal dit que la Société ne paie que les services qu’elle voit. Pensée d’une justesse que j’ai vérifiée maintes fois. Le propre de l’écrivain étant de ne rendre que des services invisibles (quand il en rend), il n’est jamais payé ».
Réponse partisane. La corporation compte quelques millionnaires de la plume, fabriqués, certes, mais réels. Cependant, reste cette fameuse disparité entre les revenus, puisque les sportifs de haut niveau s’intitulent eux-mêmes des professionnels.
Enfin Flaubert rejoint la pensée de Dutourd.
« Nous sommes des ouvriers du luxe. Or, personne n’est assez riche pour nous payer. Quand on veut gagner de l’argent avec sa plume, il faut faire du journalisme, du feuilleton ou du théâtre. La « Bovary » m’a rapporté… 300 francs, que j’ai payés, et je n’en toucherai jamais un centime. J’arrive actuellement à pouvoir payer mon papier, mais non les courses, les voyages et les livres que mon travail me demande ; et, au fond, je trouve cela bien (ou je fais semblant de le trouver bien), car je ne vois pas le rapport qu’il y a entre une pièce de cinq francs et une idée. Il faut aimer l’Art pour l’Art lui-même ; autrement, le moindre métier vaut mieux ».
Quand on est le fils d’Achille-Cléophas Flaubert, médecin-chef des hôpitaux de Rouen, et qu’on n’a jamais eu besoin de travailler, c’est évidemment plus facile de faire de l’Art pour l‘Art et de débourser 300 francs pour publier la « Bovary ».
La création artistique requiert un temps d’inspiration fort variable selon les genres et les artistes.

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Peu importe le temps consacré à la maturation et à la création, l’art échappe à tout critère productiviste. En Belgique, une réforme admise du bout des dents permet au créateur au chômage d’exposer ses œuvres sans encourir de pénalisation. Malheur, s’il en tire un profit quelconque et que l’Administration l’apprend. C’est dire dans ce domaine, qu’on n’est nulle part.
L’Art n’étant pas considéré comme un travail, il ne faut pas s’étonner de ne compter le plus souvent que des rentiers parmi les artistes, avec quelques membres de professions qui laissent du temps libre. Le mécénat n’a jamais été que le pourboire de l’Autorité à ses serviteurs. Voilà pourquoi ne subsistent que des artistes conformistes, parfois conventionnés ou subsidiés… autrement dit, « recommandés » par les classes dirigeantes.
Pourtant en butte au système et à l’idéologie dominante, l’Artiste a toujours fasciné secrètement notre société obsédée par la priorité du travail productif. Elle porte ainsi une admiration discrète à la vie du « réprouvé » dont elle craint et admire à la fois, le « génie » et la liberté. La vie erratique et difficile du créateur fascine les foules plongées dans la grisaille et le conformisme du matérialisme du temps.
La classe moyenne tolère l’« articisme » de ses enfants, comme elle tolère ses cancres. La plupart seront récupérés après leur vie de bohême dans la « boîte de papa ». Mais, ce qu’elle ne tolère pas, c’est l’«articisme » de l’ouvrier, devenu chômeur, par la suite logique des choses. Dénoncé comme vivant aux crochets de la société – et qu’est donc d’autre le bourgeois artiste ? – le malheureux a toujours été la cible de tous les partis de gauche et de droite qui participent du pouvoir.
Sous des dehors triomphants, cette société libérale est en réalité très fragile. Elle ne repose que sur le consensus des esclaves à le rester, tant qu’elle leur joue du pipo, un peu comme les fakirs sur les marchés de Bombay disposent du naja.
Il est tout de même curieux de savoir à quoi servent les Maisons de la culture dans ce contexte trouble ? Elles servent à tout, sauf à aider les créateurs et promouvoir les créations originales. C’est que le concept a pour mission de donner aux populations le goût de la culture officielle et rien d’autre. Même les artistes de rue et ceux des arts nouveaux n’y sont admis que sous cet impératif. Les encadrements permanents sont politisés à l’extrême suivant les municipalités de gauche ou de droite. Les personnels y sont incapables de donner l’élan suscitant des vocations de créateurs dans les couches populaires. Leur travail relève plus du délassement et du hobby que de la promotion de l’art proprement dit.
Le « progrès » de nos sociétés industrialisées à outrance n’est donc pas pour tout le monde et surtout pas pour les Artistes. C’est bien la pire des avanies que cette forme achevée de l’«égoïsme productiviste». On attend toujours à gauche des propositions pour l’amélioration de la condition d’artiste.
Une Civilisation sans créateur est condamnée à terme. La place réduite que la nôtre consacre à l’artiste est un signe. Voici venu les temps grossiers d’une barbarie que les intégristes ne pouvaient imaginer de leurs adversaires, tant elle leur ressemble.

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