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Crizie.

Crizie m’accompagne à la gare, parce qu’elle à affaire dans le quartier.
Au moment du départ du train, un groupe de jeunes gens arrivent. Crizie les regarde et oublie de me faire signe, alors que j’avais déjà levé la main en guise d’au revoir. C’est un des jeunes gens que nous ne connaissons ni d’Eve, ni d’Adam qui répond à mon geste en levant son bonnet. Le groupe s’esclaffe et Crizie aussi, qui me tournant le dos engage la conversation.
C’est un fait. Elle est coquette.
Sa mère m’a dit un jour de solde alors que Crizie s’était perdue dans les rayons : « A vous voir tous les deux, on dirait que vous êtes cocu ; pourtant, je connais ma fille, c’est ce que vous êtes le moins ».
Je voudrais savoir ce qu’elle entend par être moins cocu ?
Comme j’écrivais, Crizie s’est mise à la peinture. Si j’avais été peintre, elle se fût mise à l’écriture. Des écrivains à qui plaire, il s’en trouve beaucoup moins que des peintres d’académie. On dirait que leur seule occupation, c’est de faire le paon dès qu’approche une consoeur. Comme je lui en faisais la remarque, Crizie eut ce mot « Entre les gens qui ont du talent, l’amitié amoureuse est naturelle. Comment peux-tu le savoir, toi qui n’en a pas ! ».
Nous étions au vernissage d’un barbouilleur de ses amis qui la mangeait du regard, au point que cela en devenait indécent. Cela lui était déjà arrivé dans la rue, avec un autre peintre et elle avait piqué un fard en me regardant du coin de l’œil. Cette fois, Crizie n’en éprouva aucune rougeur. Elle me désigna à l’artiste par « Tiens, regarde celui-là, en voilà un qui traîne. »
Comme je lui faisais remarquer plus tard que nous étions au lit que j’avais cru entendre « …en voilà un qui les traîne… », elle me dit que si elle l‘avait voulu, cela serait fait depuis longtemps. Et de me rappeler le petit serveur du Rozier qui attendait que je quitte la maison que nous avions louée pour se précipiter à ses pieds. Et de me reprocher que je ne l’avais jamais laissée seule une seconde durant les quinze jours du séjour, de sorte qu’elle ne saura jamais si elle aurait été capable de lui résister !
Crizie a pendant longtemps voulu que son atelier soit dans la même galerie que mon bureau. Elle en pleine loggia bien éclairée par deux fenêtres, moi dans le coin le plus obscur au point qu’il faut une lampe en plein midi.
Elle vient de changer d’avis brusquement et s’est approprié les deux plus vastes pièces du rez-de-chaussée. Elle envisage d’y installer aussi un lit depuis qu’elle a rencontré un chanteur basse profonde retraité d’une scène lyrique qui l’assure que l’inspiration est meilleure à l’issue de nuits de solitude.
Ce type est entré dans notre vie sans me demander mon avis.
Comme je lui en faisais la remarque, Crizie m’a toisé du regard « Tu devrais être heureux que Pierre m’ait redonné une seconde jeunesse ! » Pourquoi faire, répliqué-je, il est vingt ans plus vieux que toi !
Son regard noir me troua de part en part. « Au moins lui, il assume. »
Quoi ? Ce type boucle son mois en accompagnant les vieilles dans les autocars du troisième âge. Elle me prend tellement pour rien, en comparaison de lui si supérieur, qu’à la fin, je ne me sens plus rien, en effet !

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C’est ce jour là qu’elle a décidé d’accompagner sa peinture de notes explicatives en vers. « Avec ma sensibilité, il y a longtemps que j’aurais dû me lancer dans la poésie. » Depuis, elle repique dans le gros classeur que je lui ai donné, ce qui trouve grâce à ses yeux de ma poésie de jeunesse. Le comble, c’est qu’elle me les lit étant de son crû et comme je fais une drôle de tête, elle dit « Evidemment, c’est autre chose que ta poésie de jeunesse et je vois bien que cela te dérange. »
Mais ce n’est pas assez de cordes à sa lyre et elle s’est mise sur le tard à la musique.
Cela ne lui réussit pas trop mal et elle aurait dû commencer par là et ne pas se lancer dans ses autres activités artistiques.
C’est ce qu’un soir de grande tension je n’ai pu m’empêcher de lui dire dans un réflexe de défense.
Depuis, la hache de guerre est déterrée.
Mon insuffisance supposée est extrême dans tous les domaines. Elle en fait part à tout le monde. Je ne suis plus assez performant, surtout dans celui rédhibitoire à toute entente cordiale.
Venant de la part d’une épouse qui a toujours mangé le plaisir sur le dos sans esquisser la moindre initiative afin d’aborder d’autres figures que celle qu’elle apprécie, c’est gonflé.
Comme elle a épuisé aussi la basse profonde qu’on tente de requinquer en pleine obsolescence dans une maison de convalescence, elle reçoit les conseils d’un Italien tout ébouriffé qui a l’air d’un artiste sans en être un. Cela lui donne l’avantage de ne la concurrencer en rien. Avant de mettre mes deux valises sur le trottoir, elle a le temps de me lancer « enfin, j’ai rencontré un homme très intelligent ».
Comme il a l’air d’ouvrir ses placards afin qu’elle y range ses pinceaux sur le temps qu’il a repris dans son garage l’industrie des cadres que j’ai abandonnée, afin de pourvoir les œuvres de l’artiste, j’en doute.

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