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Le soutien-gorge.

Candice Barber fut longtemps mon écrivaine préférée.
Vous n’avez aucune chance de lire ses œuvres, si vous n’êtes pas un assidu des petites maisons d’édition dont la spécialité est de faire faillite après la publication de deux ou trois auteurs.
C’est en forçant le hasard que j’ai pu faire sa connaissance.
Elle était sur l’estrade d’un club d’astronomie qui faisait porte ouverte lors d’une fête votive, quelque part sur les hauteurs de la ville. Je la revois encore en tailleur bleu marine, avant que cette couleur ne devînt tristement célèbre. On aurait dit une hôtesse de la Pan Am. Pensez donc, une vraie blonde aux yeux bleus !
J’en fus tout de suite amoureux.
Extatique et méprisante, elle disait quelques poèmes de son crû, comme on offre des perles aux pourceaux, à un quarteron de badauds heureux de s’assoupir à l’ombre afin de poursuivre une digestion difficile.
Pour entrer dans l’intimité d’une écrivaine, c’est très facile. Il suffit d’être aux petits soins et d’irradier de joie extatique à chacun de ses oxymores. Il fallut d’abord lire ses livres, avant de songer écrire une lettre et signer « un admirateur sans borne ». Il faut dire que l’heure n’est pas à la poésie. Retrouver « Entre coq et bruyère » parmi les invendus relève de l’instinct de brocanteur. Je fus servi par la chance. La plaquette avait été écrite pour la dernière biennale et lui avait valu les compliments d’Athur Haulot, décédé depuis.
Elle portait en exergue « A Gaspard S. par sublimité réciproque », « en toute simplicité » y aurais-je ajouté pour faire complet. Voilà qui commençait mal. J’avais affaire à une auteure snob. Est-ce qu’on s’attarde à ces choses là, quand on est amoureux ?
Le plus important était que j’avais un rival, moi qui n’étais pas Rimbaud !
Mais les lettres qui viennent du fond de l’hypocrisie servent mieux le but à atteindre, en flattant l’écrivaine, que celles qui viennent du fond du cœur. Elles sont écrites de sang-froid et dans un but précis. J’écrivis donc et elle eut la bonté de me répondre…
Nous devînmes des intimes de l’art épistolaire, avant d’être celui de l’art l’oratoire.
Elle dédiait souvent ses poèmes à ce Gaspard, inspirateur ordinaire de ses émotions les plus fortes. Je fus, par une de ses lettres, soulagé d’apprendre que le dénommé Gaspard n’était autre que son mari. Ce qui m’enleva un grand poids de la poitrine. En effet, tromper un mari paraît naturel, tromper un amant, montre la duplicité supplémentaire des natures compliquées.
Grâce à un coquet héritage, elle habitait une vaste maison, genre villa spadoise, dans un chemin privé de la banlieue chic, qui finissait en cul-de-sac comme tous les chemins privés qui se respectent.
Après quelques lettres, je piquai sa curiosité et nous convînmes de nous voir à un après-midi Baudelaire, dans une salle du centre ville. Je fus prévenant, courtois, certains diraient obséquieux, mais l’obséquiosité lui convenait d’avantage que des manières naturelles. Je résistai pour la première rencontre à lui toucher les genoux qu’elle avait magnifiques, probablement en grande partie grâce à la finesse des bas. Ils n’étaient pas noirs, c’eût été vulgaire, mais brun foncé. Je m’en souviens encore.
Par la suite, une familiarité de bonne compagnie du féal à sa suzeraine nous établit sur un degré d’approche réciproque.
Les premières visites à son domicile, pendant que Gaspard n’y était pas, furent de convenance. Comme elle aimait paraître et qu’elle disait bien ses poèmes, elle m’avait chargé de la présenter dans de petites salles qu’émeut vite une poétesse blonde aux yeux bleus. Je partageai ainsi, chaque soirée, trente secondes de son petit quart d’heure de gloire.
Pour devenir son intime, je pris cette mission à cœur sans la moindre peur du ridicule. Dans les éloges de la présentation, je sus accommoder Candice Barber avec Apollinaire, Aragon, Desnos, sans y mêler le nom sacrosaint de Paul Eluard, qu’elle vénérait par-dessus tout ! Amoureux de sang-froid, j’avais conservé l’instinct de l’erreur à ne pas commettre.
J’arrivais sur des scènes improvisées, j’agrémentais le résumé de ses œuvres de quelques dithyrambes, que j’avais écrit sur des cartons, à la manière des chansonniers montmartrois.
Chaque soirée me valait un briefing la veille, chez elle. Tandis qu’elle avait les yeux fixés sur ma copie, les miens l’étaient sur la courbe de ses hanches et ses jupes ajustées qui découvraient ses cuisses… davantage m’eût exalté dangereusement. C’était elle l’écrivaine, c’était moi qui avais des idées.
Le jour où la pluie battante empêcha son mari de faire sa partie de golf, elle me le présenta.
C’était un vieux monsieur en état d’alopécie et je crois bien, anodonte, quand avant d’entrer dans le lit conjugal, il abandonnait son dentier à la désinfection effervescente.
Quoi, c’était celui à qui Candice Barber dédiait ses poèmes !
Quand il s’approcha de moi, pour me saluer, je sentis son haleine de chacal me parcourir la face comme un vent chaud traversant les abattoirs de Chicago !
Heureusement, au bout d’un quart d’heure d’apnée, le ciel fut de mon côté, puisque la pluie avait cessé. Il partit sans demander son reste et sans qu’elle et moi nous le retînmes.
Nous étions seuls, conscients qu’un grand événement allait survenir ! Comme toujours en pareil cas, nous nous mîmes à parler de choses indifférentes. Elle de ses brasses papillons à la piscine municipale avec ses élèves, moi dans mes tribulations professionnelles occasionnées par la mévente d’une industrie qui commençait à ne plus nourrir son homme. Autre avait été le sujet que nous avions abordé la veille dans ma voiture, arrêtée de nuit devant chez elle « la dissociation de la personne du créateur à son œuvre ». Quoique l’austérité et l’aridité du sujet eût retenu plus d’un, elle fut quelques furtives secondes à me tenir la main.

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Elle me demanda de monter à son bureau qui était à l’étage et de l’y attendre. C’était une pièce que je ne connaissais pas, assez petite, encombrée de livres avec une table de notaire devant la fenêtre. Je feuilletai sa dernière parution. Il y en avait une pile par terre. Le titre était encourageant « Oserai-je le gué ? ».
Mon attention fut attirée par un soutien-gorge négligemment à cheval sur le dossier d’une chaise. Comment n’avais-je pas remarqué sur le champ, cet accessoire visible seulement pour les intimes et les blanchisseurs ?
Que faire ? Saisir en fétichiste ce doux vêtement et en humer l’essence, ou l’observer sans y toucher comme on le ferait d’une œuvre d’art ?
Je sentis qu’elle attendait derrière la porte que je me décidasse à faire quelque chose.
Au craquement du plancher, elle aurait ouï que je m’approchais de la chose. Elle se serait précipitée. Nous serions tombés dans les bras l’un de l’autre et mes impatiences dissimulées eussent trouvé leur récompense… ou bien elle me testait, guettant l’indécence de mon geste, par caprice de star, qui veut, puis ne veut plus.... Un instinct me commanda d’attendre un peu. Bien m’en prit.
L’haleine de Gaspard ne vint violemment aux narines. C’était lui tapi derrière la porte ! Il s’était remis à pleuvoir. Cent mètres à peine sorti de l’impasse, il avait fait demi-tour. Il me priait de descendre. La divine préparait du thé.
Je ne sus jamais si ce soutien-gorge avait été placé intentionnellement afin d’égayer une solitude momentanée, ou si cet accessoire n’était que le résultat d’une négligence.
Ce n’est que beaucoup plus tard que nos relations s’épanouirent.
Elles furent un temps au beau fixe.
Je ne le lui rappelai jamais, l’épisode.
On ne sait pas pourquoi, certains petits détails survivent plus que d’autres, alors que l’essentiel s’est perdu à jamais !...

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