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Trois actes manqués.

La Belgique est coupée en deux, mais pas Flamands/Wallons ou gauche/droite et encore riche/pauvre. Non. La Belgique est coupée en deux comme dans l'architecture intérieure d’un théâtre. Il y a la scène, là où les acteurs connus jouent une pièce dont ils ont fêté la centième depuis longtemps et la salle, des fauteuils à l’amphi, on y est prié de ne manifester son contentement ou l’inverse qu’en applaudissant ou en n’applaudissant pas.
Il y a ainsi une barrière, plutôt une dénivellation d’un mètre cinquante, plus efficace que la frontière linguistique entre la scène et la salle. Barrière infranchissable qui empêche les spectateurs de monter sur scène et de jeter des regards indiscrets sur les coulisses, là où s’élaborent en secret les modifications des dialogues et les transformations des acteurs.
Pour attirer du monde, la pièce devrait être inspirée des vies des spectateurs. Or, il n’en est rien. Seuls les comédiens qui se trémoussent sur scène ont droit à l’exposition de la leur. C’est une troupe autogérée et dont les acteurs principaux s’adjugent les plus beaux rôles, certains écrivent même les dialogues, tous se retrouvent au dernier acte et décident du dénouement aussitôt suivi de l’affichage de la représentation suivante et ainsi de suite.
La pièce sans cesse recommencée est une fantasmagorie dans laquelle le décor est une Belgique transfigurée. Les comédiens jouent les plus fervents idéalistes. C’est tellement outré que l’on rit. Les spectateurs sont ravis. On crie bravo.
Au deuxième acte, les difficultés surviennent. Plus rien ne croît. Des géraniums meurent en pleine saison. Des ardents patriotes se réunissent exaltant l’amour de la patrie et le suprême idéal de mourir avec elle, si la croissance ne revient pas.
Le public des fauteuils est aux anges. Celui de l’amphi ricane.
L’acte finit par l’établissement des sacrifices à faire sur une liste qui comporte à peu près tous les spectateurs de l'amphi et la moitié des fauteuils. Évidemment les comédiens disent tous la bouche en chœur qu’ils sont solidaires et qu’ils s’inscriront eux-mêmes pour des donations importantes.
Ce n’est qu’au troisième acte que les spectateurs devinent que les acteurs, passeront par l’entrée des artistes pour rentrer chez eux, sans débourser un centime. Au contraire, ils auront été payés selon les normes syndicales majorées des anciennetés et des prîmes de vie chère.
Interrogés, les acteurs auront raison de dire que ce que l’on a vu était bel et bien une pièce de théâtre chargée de divertir, rien de plus, et qu’on n’a jamais vu un comédien connu payer pour avoir le droit de jouer.
Les spectateurs sous le choc commenceront à se demander si cette pièce de théâtre ne serait pas plutôt la définition d’un quotidien de l’illusion, étant entendu que seule la liste des sacrifices est bien réelle et sera même affichée à la porte du théâtre, puisque dès la représentation suivante, les billets d’entrée seront majorés de 25 % !
La fin du troisième acte est pathétique. Les comédiens évoquent la démocratie. Ils arrivent vêtus comme Socrate, une épaule dénudée. Les plus érudits parlent en grec ancien. Mais comme dans la tragédie athénienne, les comédiens portent un masque. Si bien que personne ne saurait reconnaître les bons démocrates, des mauvais.

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Le final se passe sur une agora. Les citoyens sont joués par des figurants dûment drivés par le metteur en scène. Ils sont chargés d’applaudir aux grands discours des sages.
Dans la salle le public est clairsemé. On voit de-ci, de-là, quelques anciens comédiens et des figurants qui n’ont pas été repris pour jouer le rôle de citoyens et qui le font savoir sur leurs visages renfrognés.
L’amphi est complètement désert. Et quand celui qui joue Héraclès jure qu’il va nettoyer les écuries d’Augias, il n’y a que le pompier de service pour rigoler sans bruit.
Au dernier tableau, les comédiens montent sur des piédestaux de différentes hauteurs. Les plus élevés sont réservés aux vedettes qui font les têtes d’affiche depuis vingt-cinq ans. Le rideau descend sur une Brabançonne depuis une bande son que le régisseur enclenche au moment où le comédien le plus haut perché s’écrie « L’amour de la patrie est pur, parce que la patrie est juste et que la démocratie y règne en maîtresse ».
Le texte n’est pas bon. Il a été changé dix fois. C’est le point faible de la pièce d’après les comédiens eux-mêmes.
Quant au public, lui, il y a longtemps qu’il est parti.

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