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Flaubert, Renard : le doute

Laisser là une chronique, pour laisser la place à Jules Renard en recopiant une page de son Journal ! Pourquoi ? Parce que ce texte du Journal touche au caractère inquiet du créateur. Il pose la question de l’intérêt de la création. Ce qu’en pensent les contemporains est secondaire. Car ce qui touche d’abord le créateur, c’est l’étonnement sur lui que produit l’œuvre, il la croît, le plus souvent, ratée ou indigne, tant il n’y a rien de plus subjectif que l’étonnement.
Il met en doute la capacité des autres à juger, quand ils ne tarissent pas d’éloges et aurait tendance à n’accepter pour vrai que la critique sévère de son produit.
L’artiste n’est jamais satisfait de ce qu’il crée, bien qu’il y ait des glorieux et des « m’as-tu-vu ? » qui ne sont le plus souvent que des produits de tendance, à engouements par magazine ou sponsors intéressés par la spéculation qui transforme l’œuvre en produit.
Jules Renard rejoint Malebranche qui pense qu’un doute supérieur place sur toute spéculation. On y remarque comme il s’implique et implique tout le monde, y compris sa famille, dans ce qu’il considère comme une vie ratée.
« Je n’ai réussi nulle part, constate l’auteur de « Poils de carottes ». J’ai tourné le dos au Gil Blas, à l’Echo de Paris, au Journal, au Figaro, à la Revue hebdomadaire, à la Revue de Paris, etc. etc.
Pas un de mes livres n’arrive à un second tirage. Je gagne en moyenne vingt-cinq francs par mois. Si mon ménage reste pacifique, c’est grâce à une femme douce comme les anges. J’ai vite assez de mes amis. Quand je les aime trop, je leur en veux, et quand ils ne m’aiment plus, je les méprise.
Je ne suis bon à rien, ni à me conduire en propriétaire, ni à faire la charité. Parlons de mon talent. Il me suffit de lire une page de Saint-Simon ou de Flaubert pour rougir.
Mon imagination, c’est une bouteille, un cul de flacon déjà vide. Avec un peu d’habitude un reporter égalerait ce que, plein de confiance, j’appelle mon style. Je flatte mes confrères par lettres et je les déteste à vue. Mon égoïsme exige tout. Une ambition à regarder par-dessus l’Arc de Triomphe, et ce faux dédain des médailles ; Si l’on m’apportait la croix d’honneur sur une assiette, je me trouverais mal de joie, et je ne reviendrais à moi pour dire : « Remportez ça ! ».
Le pli que j’ai au front se creuse chaque jour davantage, et bientôt les hommes auront peur de le regarder et se détourneront comme si c’était une fosse. Je ne travaille même pas comme quelqu’un qui veut mériter l’abrutissement, et, malgré cela, il y a, ma parole, des quarts d’heure où je suis content de moi ».

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Cette « confession » d’un écrivain de qualité a ceci de particulier que de tous les arts, celui de l’écriture n’a pas le côté « ouvrier » qu’avait déjà souligné Flaubert et Rémy de Gourmont. Ce manque ne fait qu’accroître le sentiment d’avoir raté quelque chose dans l’œuvre finie.
Renard n’est pas le seul dans la confrérie à douter de soi. Justement un des écrivains qu’il admire le plus, Flaubert, écrivait à son ami Ernest Chevalier : « Il me reste encore les grands chemins, les voies toutes faites, les habits à vendre, les places, mille trous qu’on bouche avec des imbéciles. Je serai donc bouche-trou dans la société, j’y remplirai ma place. Je serai un honnête homme, rangé et tout le reste si tu veux, je serai comme un autre, comme il faut, comme tous, un avocat, un médecin, un sous-préfet, un notaire, un avoué, un juge tel quel, une stupidité comme toutes les stupidités, un homme du monde ou de cabinet, ce qui est encore plus bête. »
Finalement, Flaubert restera à Croisset à gueuler ses textes dans son petit pavillon d’angle.
Je me demande si tous les deux n’ont pas sous-estimés leur position sociale, ce qui leur a permis d’écrire sans se soucier de pourvoir à leur existence, Jules pour avoir épousé une propriétaire d’immeubles et l’autre pour avoir joui d’un héritage paternel, presque jusqu’à la fin de sa vie?
Ils n’ont pas soulevé le problème de l’argent dans l’existence des créateurs pauvres qui pensaient comme Kafka « mon emploi m’est intolérable parce qu’il contredit mon unique désir et mon unique vocation qui est la littérature.
Tant il est vrai que les mots qui surgissent sous les plumes de Flaubert et de Renard savent d’eux des choses qu’ils ne savent pas d’eux-mêmes ! Ce sont des bourgeois fort éloignés des doutes de leurs confrères logés dans des mansardes.
Ces hommes de talent avaient-ils vraiment la conviction de ce qu’ils pensaient d’eux-mêmes ? Quelle importance ! Qu’est-ce qu’une conviction, si ce n’est une pensée qui s’est figée, ce que souligne Kundera, car elle est l’apanage d’un homme borné.
Or, Renard et Flaubert ne l’étaient pas.

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