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Usus, fructus, abusus.

On peut s’inquiéter de l’appétit des mandarins de l’économie depuis qu’ils ont mis leurs collègues politiques dans leur poche. Vous ne verrez jamais Alexander De Croo prendre une participation dans une entreprise, au nom de l’État.
Quand même en aurait-il le désir, que le commissaire européen à la concurrence l’en dissuaderait.
Ce renoncement du collectif à s’immiscer dans les affaires privées fait les délices des libéraux qui placent au-dessus de tout, même de l’humain, le sacro-saint principe de la propriété privée. Si bien que celle-ci a un boulevard devant elle pour s’étendre au-delà du droit et du raisonnable. Si le pauvre Jean-Jacques Rousseau revenait en ce monde, lui qui trouvait que le premier qui clôture une terre en disant « c’est la mienne » était une sorte de criminel, serait bien marri de l’arrogance des magnats de l’économie.
Ainsi, le système aux abois des suites de ses inconséquences, de ses travers, de ses contradictions, qui traverse une crise de stagflation grave, poursuit le dessein inouï de mettre à bas l’État social et de le remplacer par une sorte de succursale en réserve humaine pour les besoins de ses activités.
Depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 qui instaure un droit inviolable et sacré « dont nul ne peut être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique légalement constatée l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité », cette formulation modérée restait jusqu’à aujourd’hui une manière de faire savoir qu’il était naturel de faire valoir ses droit à la propriété de manière raisonnable. Il n’entrait nullement dans la pensée du législateur la manière dont s’entend aujourd’hui le droit de propriété. Il s’agissait avant tout de faire savoir aux puissants que tout citoyen est libre chez soi et même dans la petite entreprise dans laquelle vaquaient quelques compagnons-ouvriers. Il n’était pas prévu que le capitalisme allait faire de certains milliardaires des sortes de potentats régnant sur des centaines de milliers de personnes dont ils sont légitimement propriétaires du moins exercent-ils des droits de propriété sur l’humain qui va jusqu’à l’aliénation. Assez curieusement, ils rejoignent la noblesse de l’Ancien Régime qui avait le droit de propriété sur la terre et les sujets qui y étaient nés.
La propriété individuelle, aux dépens des différentes formes de la propriété publique et de la propriété sociale, repose sur plusieurs confusions grossières. D’abord sur la nature du bien possédé : la Commission européenne et les partis libéraux mettent sur le même plan les biens à usage personnel, dont les individus jouissent seuls ou avec leur famille, et les moyens nécessaires à la production (terre, immeubles, infrastructures productives, usines et magasins, etc.). La seconde confusion porte sur le contenu même du rapport de propriété : on met alors au même niveau la possession d’un bien qui, à un titre ou à un autre, découle du travail personnel de son propriétaire, et la possession d’un bien qui résulte de l’appropriation privative de tout ou partie d’un travail social.

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L’exemple des volets de la maison de campagne que peint chaque année Didier Reynders pour que Deborsu nous en fasse part sur RTL, est éclairant. Sont-ils la propriété privée de celui qui s’en prétend le propriétaire ? Achetés avec l’argent public de ses mandats politiques, ils ont été fabriqués par des artisans menuisiers hautement plus qualifiés que lui dans l’art de façonner le bois. Pour prix de leur travail, ils ont été rémunérés, non pas en fonction de leur talent, mais en fonction d’un usage et d’un barème accommodés pour les profits qu’en pourra tirer le propriétaire de la menuiserie. En droit commercial, les volets sont à Didier Reynders, en droit humain ils n’ont pas été payé en fonction de leur valeur réelle, par rapport aux indemnités que perçoit Reynders, pour prix de son modeste talent d’avocat.
Une formidable contradiction gît au cœur de cette appropriation privative du travail socialisé, et qui constitue la base même de la propriété capitaliste. Cette contradiction se reproduit massivement. Le capital socialise le process de travail, en organisant la coopération des travailleurs à vaste échelle, en divisant les tâches productives entre eux, en accroissant sans cesse la part de travail par mécanisation par rapport au travail humain (salaires, cotisations sociales...). Ainsi, toute marchandise — de la boîte de petits pois jusqu’à la raffinerie pilotée par ordinateur — est la matérialisation et l’addition d’innombrables actes productifs, répartis dans l’ensemble de l’espace mondial et du temps historique. C’est ce travail socialisé que le capital enferme dans le cadre de la propriété privée, de sorte que les résultats d’une immense accumulation d’opérations productives sont pourtant appropriés par quelques individus ou groupes sociaux limités.
L’un des buts et des résultats majeurs du processus de déréglementation et de privatisation des deux dernières décennies a été d’étendre considérablement la sphère de la propriété privée. Dans ce contexte, la question de la forme de la propriété des moyens de production, de communication et d’échange, curieusement devenue une question taboue pour les dirigeants syndicaux et politiques comme pour la majorité des intellectuels de gauche, ne l’est pas pour la bourgeoisie mondiale : pour celle-ci, la propriété a une importance stratégique dont elle ne fait pas mystère.

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