Un souci dencre.
Après la queue leu leu sur lautoroute, on se précipite sur la rentrée comme le roquefortis dans les sotchs sur le lait de chèvre. Loi générale ? Moutonnement obligé de la gent laborieuse, plutôt. Et après cela, venez vous vanter de mener votre vie à votre guise dans une société où vous vous épanouissez !
Cette contrainte est applicable dans tous les domaines.
Ainsi la littérature.
Josyane Savigneau du Monde nous prévient. Il y aura un peu plus de nouveautés en 2003 sur les rayons de librairie ; mais pas les 900 annoncés. Ce quon croyait être la catastrophe dune surproduction sans précédent se ramène à 691 romans contre 663 en 2002.
Je suis toujours à me demander ce que les 200 nouveautés en plus auraient fait que la rentrée eût été apocalyptique ?
Chère Josiane Savigneau ! Je vous devinais attentive au moindre événement littéraire, guettant à lombre des bibliothèques le lecteur enthousiaste et layant découvert, recueillant de sa bouche largumentaire de votre critique. Etais-je naïf !
Que de navets infâmes ai-je ingurgité sur votre seule assertion que cétait un chef-dœuvre ! A tel point quaujourdhui, je parcours « Le Monde » des livres en cinq minutes, certains mauvais vendredis. Si je mémerveille encore, cest de la manière dont vos protégés sy sont pris pour que lon publiât leurs petits riens dans des Maisons dédition sérieuses.
La fréquentation des milieux littéraires est-elle à ce point incompatible avec la bonne littérature ? Ny a-t-il pas au fond dune campagne beauceronne ou du Perche une plume autrement asexuée que celle de ces Beaux Messieurs du bois doré ?
Car enfin, ne nous méprenons pas, parmi les 691 auteurs édités, si lon écarte les chevronnés incontournables, « les valeurs sûres » des salons, les tragiques erreurs des comités de lecture, les pistonnés, les vedettes de lactualité, les assassins démasqués à la tête de 10.000 lecteurs potentiels, les actionnaires de la Maison mère, les entêtements des politiques éditoriales, les personnels en charge de la Nation, lamant de ma sœur et la littérature du bas de lescalier, que reste-t-il ? Peut-être moins de cent ouvrages. Cent pauvres types à qui au lieu du stencil les déboutant du droit à la dénomination décrivain, reçoivent un permis de naissance à lécrit.
Encore faut-il que la promesse du fort tirage ne vire pas au four noir après six mois de mévente. Il y a des révisions déchirantes, puisque lart nest plus quun commerce.
Je ne vais pas chipoter sur linfluence de la société jouisseuse et insouciante pour mettre dans le même panier la plupart des nouveautés. La mesure tchékovienne nexiste plus. Les héros viennent on ne sait doù pour faire on ne sait quoi. Quand ils ne pètent pas dans la soie, les personnages sortent dun bas-fond dun film de Fritz Lang. Les psychologies atteignent des cursus à la portée de lenseignement spécial. Les situations flirtent avec la salle dattente du gynéco.
Ou bien, le héros incarne toutes les puretés du monde. Les agitations amoureuses sont de patronage, lécologie relève du camp scout, et la politique est au niveau de la classe dominante.
Il y a aussi les variations du thème de la Shoah, comme si les juifs avaient été les seules victimes de toutes les barbaries. Malgré léloignement dans le passé, il y a toute une politique éditoriale qui sait y faire. Le Monde tient ses colonnes largement ouvertes au souvenir, ce qui nest pas une mauvaise chose en soi. Ce qui lest, cest labus de la position dominante qui à la longue devient gênante. Sous prétexte quil ne faut pas oublier – ce que je comprends – on en arrive à un monopole de lapitoiement rétrospectif dont linsistance gêne lhomme de goût.
Plus rares, mais tout aussi médiocres sont les auteurs qui veulent à tout prix se singulariser. Ils adoptent un langage de la rue, qui suppose une connaissance des cités. Lintérêt sépuise au hasard des décors. Ce nest pas la Courneuve, mais le Châtelet.
Il faut se rabattre sur les œuvres à caractère scientifique, les ouvrages sociologiques et politiques, les essais philosophiques, bref, tout ce qui sort du roman pour prendre réellement la mesure de notre époque. Alors quon pouvait très bien dresser un constat social daprès Balzac ou Zola au XIXme siècle.
Il est regrettable, sans être passéiste, quil ny ait plus décrivains capables de restituer des situations vraies au départ de leur fiction, voire de leur délire, comme L.-F. Céline.
Peut-être en existe-t-il encore, mais abandonnés dans les antichambres des Maisons dédition. Tandis que sous les bobines de papier qui font lamour en loeuvrette pour le Goncourt ou lInterallié, ils cherchent un interlocuteur absent.
Hélas ! les temps sont durs. Madame Savigneau doit étendre sur sa tartine du vendredi, lonctuosité de larticle critique. Ce nest pas drôle et ce nest pas facile. La critique de Madame Savigneau est rarement corrosive, tant il est plus facile de se laisser aller à lindulgence. Terminer un livre ennuyeux est une gageure. Le courroux contre lauteur et contre soi-même sont des épreuves dont il faut rendre compte. Le monde des lettres est un marigot empli de bêtes effrayantes. On sy fait plus dennemis quautres choses.
Faire preuve dindépendance dans certains cas est une manière de se sentir plus propre, mais cest souvent un plaisir coûteux.
Cest dommage, après tout.
Il faut laisser lespoir aux lecteurs : les livres dont on ne parle jamais sont peut-être les plus intéressants. Dans le cas contraire, sils sont détestables, le peu de poids de lauteur autorise le lynchage sans conséquence pour soi. Sils sont bons, on na pas besoin de la brosse à reliure pour le dire. Le compliment paraît dautant plus sincère.
Curieux métier quand même que celui de se déterminer en fonction de ses goûts, de lair du temps, et des susceptibilités parisiennes, en nignorant pas que derrière les piles des nouveaux auteurs, se cache une multitude dont on ne saura jamais rien.