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Si tu donnes la pièce au Pont d’Avroy…

…aie une pensée pour Clarence.

Avec l’Amiral, on compte profiter… quoique ça soie pas très généreux en ce moment. En attendant que ça redémarre, on se cale juste derrière Désiré Delille. C’est encore tout chaud dans la poubelle. On n’a plus qu’à se servir. Avant j’étais deux, l’Amiral et moi. C’était plutôt facile. Il me tenait le chaud pour dormir. Un chien, même en hiver, a jamais froid. Voilà qu’au printemps, elle est venue rappeler que j’en avais encore sous le suint. Elle a gratté. C’était pas évident. Les instincts restent malgré les années d’abstinence. Y avait quelque chose enfoui. Ça s’est réveillé… Maintenant, on est trois. Clarence, ça doit pas être son nom, mais comme elle s’en souvient plus… Clarence, c’est une femme, avec des nichons, un cul, tout quoi… sous des couches et des couches de crasses et de vêtements.
Pour le reste, c’est comme nous, ça pète, ça boit, ça mange. Comme ça mange beaucoup moins que ça ne boit, faut le double de bibine, sans compter l’Amiral qu’aime bien son cendrier de Stella de temps en temps.
Elle a réveillé mes instincts. Je suis deux fois plus actif pour demander la pièce. J’insiste plus qu’avant. Je vois bien que le donneur fait la gueule, mais il donne plus aussi, depuis qu’on étale notre petit ménage ; car, si Clarence mendie pas, elle regarde sans rien dire, droit dans les yeux, l’air féroce, comme si elle allait donner un coup de lame.
Reproche vivant, qu’elle est, comme si c’était la faute aux passants ses tentatives au gaz, ses bras tailladés, ses noyades sauvées in extremis. Et l’autre croyait passer à travers ! Le voilà gêné, il y coupera pas. Il donne…

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Pourtant, comme y a plus de place à la pliure des bras, des genoux pour ses tentatives, elle s’est calmée un brin. Clarence raconte qu’elle remettra ça... vieux réflexe… habitude… On se refait pas. Tout le monde rigole. On dit : « Alors, Clarence, pas encore réussi ? ».
C’est en été qu’on a su. Elle a montré ses bras. L’hiver, avec ses trois chandails, y aurait trop de travail. Je l’ai vue qu’une fois à poil dans la pénombre sous une couette de chez Terre qu’on installe dans le porche de l’école au coin d’Avroy. Ses cicatrices à la saignée des bras, elles disparaissent sous les saletés. C’est pas que ça soie esthétique, la crasse, mais ainsi, ça se voit pas, ses singeries.
Le problème avec cette fichue femelle, c’est qu’à deux euros de collectés, on la voit plus cinq minutes, juste le temps de prendre deux canettes chez le Pakistanais. Quand elle nous revient, l’Amiral et moi, elle en a déjà fini une. Reste plus qu’à partager l’autre. Comme elle a bon cœur, elle vide le reste quand on a bu à tour de rôle, dans la gueule de l’Amiral et du coup faut voir comme il l’ouvre ! Les chiens, c’est pas fiers, ça a bon cœur, c’est fidèle, autrement l’Amiral, voilà longtemps qu’il serait mieux à la SPÄ, alors quand il peut, il se saoule la gueule aussi.

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Parfois, i’ me vient des envies de quitter le quartier, de passer l’eau, de m’expatrier, quand son vieux fond de rancune lui remonte au point qu’elle fait chier tout le monde.
On se regarde l’Amiral et moi, pendant la crise, on se dit rien, mais on s’est compris…
Ça lui monte par bouffée. Elle dégueule ses chapelets d’insulte. Que tout ce qui lui arrive, c’est de ma faute, moi qui la connais depuis à peine depuis… merde, je sais plus !
Dans ses accès, tout y passe, viol du père, du type qu’elle appelle le Français… et tant qu’on y est, la mère qui fait des passes et qui montre le cul de ses filles à ses meilleurs clients… Je me demande, comme ça change toutes les semaines, ce qu’il y a de vrai dans sa roucoulante, si elle ne se les raconte pas elle-même pour se remonter contre l’humanité tout entière.
Parce qu’à la fin, on sait plus, si c’est le mari ou le père la fine ordure, ou encore, le dernier qui lui a fait perdre pied, quand elle a quitté son métier de coiffeuse, pour suivre un julot qui la maquait du côté d’Anvers…
Un jour elle a deux filles, l’autre jour un garçon. Dans ces bons jours, elle peut pas en avoir à cause d’un avortement qu’a mal tourné…
Puis d’abord, quel âge elle a, Clarence ?
On saurait pas dire, comment elle serait après un bon bain ?… Et encore les cals, les squames, ça part pas au savon. J’en sais quelque chose, moi, après un mois de douche à Lantin, j’avais toujours deux plaques irréductibles aux coudes.
En y pensant, je saurais pas même dire si elle a été jolie. D’abord faut pas qu’elle ouvre la bouche, sa dentition répond plus à l’appel et puis, l’exhalaison… pardon !
Un jour qu’elle était à gueuler après une bière, elle s’est mise à lancer des canettes après les passants…
On allait droit à l’incident. Alors, on s’est regardé, l’Amiral et moi, puis on a filé. Direction la Passerelle, de l’autre côté, on était à l’étranger.
Et la vie a repris, sans Clarence, peinard et tout… Derrière l’école Saucy, un hangar entrebâillé pour la nuit. On a refait son trou, reprit des repères, traîné Cage aux Lions, trouvé des coins du côté des Récollets… Au local Tchantchès, des marrants, fins saouls, paient des pèkèts après minuit...
Un vendredi aux puces Saint-Pholien, je tombe sur le Jockey. On l’appelle ainsi parce qu’il est tout petit… la rue est dure aux infirmes…
Il en avait une bonne à m’apprendre : « Clarence, elle s’est ouverte avec le couvercle d’une cannette… Elle est à Dos-fanchon… »
Nom de Dieu ! Clarence à la morgue !… Comme j’étais pas loin, je me décide, je lui devais bien ça. Justement, une mémère hollandaise se tapait un pot de chambre en émaillé avec des fleurs artificielles dedans, qu’elle voulait pas…
Me voilà avec les fleurs à la porte des glacières. D’abord, on voulait pas de moi. Mais le type était plutôt humain. « Juste cinq minutes qu’il dit alors ».
Elle était là, Clarence, propre dans un grand drap blanc. Je la reconnaissais pas. A tel point que j’avais pour le coup pas trop de peine. Elle avait l’air calme et content d’être là.
Voilà le type qui revient avec une dame, la trentaine, soignée et tout. Elle hoche la tête devant le beau macchab, si blanc. « Maman ! »… qu’elle articule.
Là, je m’arrête, je voudrais pas doubler « la Porteuse de Pain » ou les machins à deux balles qu’on mettait avant à remplir les gazettes.
On est sortis ensemble. On s’est rien dit, la fille de Clarence et moi. Ça la branchait pas de connaître la vie de sa mère. Elle a repris tout de suite son air absent. Elles avaient jamais été du même monde, mère et fille, de toute manière….
Dehors, en double file, il y avait une bagnole comme il n’y en a pas deux à Liège qui l’attendait. Comme quoi, j’y ai pensé, la Clarence aura un beau cercueil, c’est le moins… déjà à voir le coffre…
La fille de Clarence s’est tirée.
Merde, j’avais même pas pensé à demander à la bourgeoise le petit nom de sa mère !
Peut-être qu’elle s’en souvenait pas non plus ?

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