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Permutation.

Moi, Albert Seinteins, sans diplôme et sans emploi, je me suis découvert un don.
Je peux intégrer à distance tout être mort ou vivant ! Mon esprit entre dans toute cavité et en chasse le locataire. Alors, je suis vraiment le chien, la mouche, l’homme, la femme à volonté.
J’ai découvert ce don en lisant quelques livres et en essayant ma plume à les imiter. Un matin, je me suis réveillé en René de Chateaubriand. Sur le rocher du Grand Bé à Saint-Malo, l’accueil plutôt froid de la tombe me fit fuir. Le choix d’écrivains vivants était plus sage. Houellebecq fut un désastre, un mégalomane qui reprit instantanément possession de lui-même et me chassa au terme d’une lutte entre moi et son sur-moi.
Le problème, c’est que l’esprit chassé du corps est rancunier. A peine en possession de mon nouveau domicile, je l’entends cogner sur les parois du crâne, s’insinuer par l’oreille et se transformer en acouphènes. Les plus malins entrent par la bouche dès qu’elle s’ouvre et c’est alors le combat. Tous les organes me reconnaissant comme l’intrus, mon esprit est perdu d’avance et je réintègre au plus vite le corps d’Albert Seinteins, dans le cours de sa morne vie.
Peaufinant mon don, pour que l’ennemi n’assiège plus la citadelle que j’ai conquise, j’ai conçu un plan : je me mets à proximité de l’être à conquérir, dès la capture, j’intègre l’esprit dépossédé de son enveloppe dans Albert Seinteins, qui la conserve faute du sien !
L’ambition m’étant venue, je me suis mis en quête d’un personnage important.
Quelqu’un en activité, prêt à tout pour que l’on parle de lui, et toujours en campagne pour l’une ou l’autre réélection ne m’aurait pas convenu. Le virevoltant Sarkozy me donne des sueurs froides. J’avais pensé au pensionné Chirac. Outre que nous ne sommes pas du même âge, sa situation judiciaire ne m’inspirait guère.
J’ai donc recherché dans le gotha un homme entre 55 et 60 ans qui me représenterait le mieux.
Jean-Louis Debré président du Conseil constitutionnel, par la grâce du piston, imbriqué dans le chiraquisme et le gaullisme, a de fortes chances, comme Villepin, de finir sa carrière en pantoufles dans sa sinécure.
Le Palais Royal, siège du Conseil Constitutionnel, est un endroit imprenable au cœur de la capitale, avec accès direct par la façade arrière à la Comédie française, loge à faculté, mobilier classé, air conditionné, etc…
Je me suis donc posté à proximité de l’entrée principale, le jour de l’intronisation de Jean-Louis au plus haut fauteuil.

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L’homme assez rond de manière dans ses propos est fort écouté – dans ces milieux-là on l’est toujours. Dans l’auditoire quelques anciennes gloires du ring, dont quelques-unes vaguement mitterrandiennes, commémoraient l’événement avec componction.
Trouvant dans le décorum un cadre à ma mesure l’ambiance me plut.
J’entrai dans le cerveau de Jean-Louis au moment où celui-ci détaillait quelques truismes connus qui eurent de tous temps le mérite de faire passer pour un bel esprit celui qui les profère.
La surprise fut telle que Jean-Louis bafouilla trois secondes entre deux litotes, ce qu’il faisait d’habitude au perchoir de l’Assemblée nationale. La place était prise.
Pour que la victoire fût complète, il fallait que le Président sortît auprès d’Albert Seinteins pour le transfert de son esprit dans le cerveau de ma dépouille. Je prétextai une urgence. Simone Weil qui se retenait depuis une heure se leva comme je me levais et nous partîmes en courant dans deux directions différentes. Albert Seinteins hébété, l’esprit vide, divaguait sur le trottoir. Je m’en saisis et de toute la force de ma volonté, je repoussai l’esprit de Jean-Louis Debré dans le cerveau déserté d’Albert.
Comme je terminais le transfert, des agents de sécurité intervinrent et voulurent mener Seinteins au poste. Je m’interposai en prétextant que c’était lui qui m’avait au contraire secouru comme je vacillais. Et on le laissa se perdre dans la foule.
Au retour, Simone avait eu le temps de froisser de ses doigts fins la nappe verte qui descend jusqu’au sol parqueté, selon une tradition depuis Richelieu, que j’appris par la suite, à chaque fois que l’honorable assemblée condescend à quelque fonction naturelle.
La séance se termina dans les congratulations et les chuchotements avec petits fours et don Pérignon. Je m’étonnai moi-même de la pertinence de mon discours !
Le chauffeur me reconduisit chez moi où je fis connaissance de ma femme et de mon entourage.
Tout se passa admirablement bien.
Depuis, j’écris des oeuvrettes qui sont tout de suite publiées. Je fais des discours fort écoutés dans l’esprit d’Albert et qui sont jugés admirables.
J’ai pris discrètement des nouvelles d’Albert Seinteins. On lui refuse toujours ses manuscrits. Il n’a pas retrouvé d’emploi. Il s’est prévalu d’un titre dans la magistrature et on lui a ri au nez.
Je veux faire quelque chose pour lui. Le ministère de la Justice lance un recrutement de commis pour les archives. Un coup de pouce lui ferait le plus grand bien. Je vais y réfléchir.

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