« Une fin de la Belgique à l'amiable… | Accueil | Hébétude. »

Un cœur sensible.

La poétesse Bertil en avait plein sa soupente, des gentils, des coquins, des hexamètres, des rondeaux ; mais, ça ne lui disait plus rien. Question de facilité, elle se donnait au libre. Là, elle prenait son pied à la mesure de l’émotion qui lui venait rien qu’à fixer la feuille vierge.
Ma gorge se dessèche, qu’elle écrivait, tout se passe sous la table. Et elle serrait les jambes en disant cela et en vous regardant de ses yeux verts.
Quand elle sentait l’inspiration bien lui mouiller l’imagination, elle calligraphiait le premier mot, moins bien le deuxième, jusqu’au dernier qui était presque illisible.
Pour se punir, elle écrivait parfois un libre sur son mari. C’était un couple disparate, elle très hôtesse de l’air, malgré sa petite taille, avec ses cheveux blonds décolorés depuis seulement deux ans, une tête intelligente, les yeux de la couleur de tout à l’heure, un corps de nageuse, elle pratiquait le crawl pour la ligne, toujours en piscine ceinte d’un maillot une pièce, car elle avait le nichon petit ce qui se serait vu dans un deux pièces. Lui, déjà ravagé comme quelqu’un qui aurait fait les quatre cents coups, alors qu’il n’avait jamais tiré que sur les cigarettes et n’avait jamais bu aucun alcool à cause d’un ulcère ancien qui était en sommeil comme le Vésuve, mais dont il redoutait le réveil. Avec ça une haleine de chien à faire revenir un mort.
Bobby qui est gay aurait décrit Bertil et Robert à l’inverse. Lui, un chic type qui avait eu le tort de l’épouser, elle, en pleine effervescence littéraire, jeune professeur de lettres, déjà le physique d’une vieille fille, presque naine, sans sein, sans rien que des yeux vairons, avec seulement une formidable paire de jambes musclées comme une athlète, il faut le dire, forte depuis le bassin large et des fesses à botter des pénalités par confusion des genres, un Robert qui avait dû dans sa jeunesse faire craquer les surveillantes à Notre-dame de la Bistrounette, beaucoup plus âgé qu’elle hélas, pour que cela durât plus longtemps qu’un quinquennat et qui pourtant en était à la douzième année !.
Robert l’inspirait encore après les douze ans passés dans les mêmes draps.
Le titre était invariable. C’était : « poème à mon amour ». Elle le lui lisait en le chevauchant, les lunettes sur le nez et la feuille tendue devant elle et qui heureusement faisait office de paravent à l’haleine infernale.
La poésie n’était pas que l’exutoire intellectuel de ses orgasmes imaginaires.
Elle appréciait les gestes flatteurs de la paume douce de Robert dans ses angles morts. Il recoupait adroitement les interstices et comblait son attente. Les doigts furtifs du mâle partant à la découverte avaient sur elle, le même effet que les aspérités généreuses de la turgescence de la jeunesse, depuis que Robert n’était plus l’animal sanguin de ses débuts.
Fleur-Ange Bertil souhaita un accompagnement musical à la lecture de ses tierces, fatrasies et pastourelles. C’était physique. Elle dit un jour à un intime qu’elle touchait ainsi à un faune au moindre son, pour ses après-midi debussysmes de poésie.
Son admirateur le plus assidu lui avait présenté une charmante flûtiste, qui à l’occasion bavait aussi dans un hautbois. Mais l’aigrelet de l’instrument avait le défaut de souligner la fausse note. Ce fut une joueuse de lyre et harpe celtique qui fixa par le pincement de la corde, la poésie dans l’inoubliable.
Elles tournèrent quelques temps dans les centres culturels et dans quelques greniers de la poésie. A la fête des fraises, Fleur-Ange tint sa partie au sommet d’un char à foin, dardant ses yeux verts sur le badaud ébaubi, tandis que Lilianne Belsourd s’appliquait aux pincements des 38 cordes de sa harpe celtique.
Il manquait pourtant à ce duo le poids de la conscience sociale de l’art.
Trop de délicatesses nuisent à la délicatesse et le cœur n'est un muscle supérieur que lorsqu’il s’émeut de la détresse humaine.
Fleur-Ange Bertil n’avait jamais souffert. Même ses accouchements s’étaient faits sous péridurale.

anima.jpg

Puis, un jour, alors qu’elle était assise sur un banc devant la cathédrale, et qu’un admirateur attendait qu’elle quittât le lieu pour baiser la planche qui avait collé quelques minutes à la jupe de son tailleur gris tourterelle, elle eut la révélation de la faiblesse de son art poétique.
Il lui manquait le cri de la douleur, la plainte de l’oiseau tombé du nid !
Qui dira jamais la plainte du garenne pris au collet le soir au fond des bois !
Elle se décida à souffrir volontairement pour atteindre au meilleur.
Depuis ce jour, Fleur-Ange Bertil est bouleversante de sincérité et d’humanité. Elle pense à la choucroute garnie qu’elle rata alors qu’elle avait invité à souper chez elle le grand poète français Othon de Saint-Prix au soir d’une conférence donnée à Liège.
Reçue parmi les plus grands, elle vient de recevoir le prix du Secours catholique pour sa poésie « C’est énervant », qui commence par « Les sans papiers/ les sans logis / les sans argent / les pauvres sont toujours sans / quelque chose ».

Poster un commentaire