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Ressorts darwiniens de la trouille (1)

-Parole, t’habites dans un bunker !
-Oui. C’est ce qui reste du fort de C. Il y a dix ans, il y avait des tas de parcelles à vendre. Personne ne voulait celle-ci, à cause du bunker à démolir. Moi, je l’ai agrandi…
-Je vois. Drôle d’idée…
-Je cours assez des dangers toute la journée pour avoir le besoin de me rassurer le soir… Je fais le trajet que tu sais tous les matins avec ma voiture pour aller au boulot. Tu connais la tranchée de Cheratte, les fous qu’il y a… on dirait qu’ils sont tous en retard et qu’ils vont se faire engueuler. Moi-même, je téléphone sur mon portable quand je suis à la bourre et que je roule à 120… Tu vois les risques que je prends ? C’est pas tout. Je fume deux paquets de clopes par jour, je vais au resto trois fois la semaine avec des clients. Je bois comme un trou, je ne te dis pas... En ville, je me trouve parfois dans les petites rues à 2 heures du mat… Quand je rentre, après les dangers, je me rassure à l’épaisseur de mes murs, je ferme la porte blindée de mon bunker, et je me dis que cette fois encore j’ai eu de la chance.
-Si le monde extérieur te fait peur à ce point, pourquoi sors-tu le soir ?
-On ne peut pas vivre seul tout le temps. Ne serait-ce que pour le boulot, je dois voir des gens. A mon âge, nouer une relation amoureuse, c’est tout à fait naturel.
-Je ne t’ai jamais vu avec personne.
-A part toi, c’est vrai au bunker.. Je vais à l’hôtel. Pas n’importe lequel. Je n’aime pas trop les va-et-vient, les portes, les couloirs. J’y vais à une heure où il n’y a personne dans les étages et je regarde sous le lit avant tout. Et puis, c’est un tout petit hôtel. Le patron est sûr. C’est un ancien para !
-Et dans ta casemate, au milieu du bois, t’as pas les jetons ?
- J’ai toujours un peu la trouille, quand j’ouvre la porte. J’ai un pistolet dans le tiroir de ma table de chevet. L’autre soir, un corbeau est entré par une meurtrière que j’avais laissé ouverte !
-Et en vacances, tu dois bien prendre l’avion ! Dans la rue, tu dois supporter que les gens marchent derrière toi ! Tu n’es pas dans un cirque dans la cage des fauves…
-Depuis le 11 septembre, je n’ai plus pris un seul avion. Dans la rue, je rase les façades. Ainsi, j’ai au moins un côté de moi naturellement protégé.
-Et pour l’environnement ?
-Comme tu le vois, je n’habite pas à côté d’une centrale nucléaire. J’ai perdu volontairement un client qui habite Tihange ! Notre mère, si elle veut me voir peut venir…
-Tu parles, en chaise roulante !
-Je lui écris..
-Et la nourriture ?
-J’ai découvert que les aliments bio, c’est de la foutaise. Alors, comme je fume beaucoup, j’hésite entre un cancer des bronches et un cancer de l’estomac. Là, je suis désarmé. Je n’ai pas de solution.
-Tu peux t’arrêter de manger… cultiver tes propres légumes…
-J’y ai pensé. C’était juste avant Tchernobyl et tous les mensonges qu’on nous a servis…
-Oui. Les fameux nuages toxiques qui s’arrêtent au frontière.
-Maintenant, je lutte contre la trouille d’attraper le virus à la mode.
-Voilà pourquoi tu a un masque sanitaire pour me recevoir… Tu n’as pas peur de me communiquer un coryza, mais que je te file l’AH1N1 !
-Tu t’es essuyé les pieds sur un paillasson qui baigne dans l’antiseptique…
-je me disais aussi : des traces de chaussures sur ton parquet, alors qu’il ne pleut pas !
-Si tu veux tout savoir, je prépare un aérosol pour après ton départ.

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-Pourquoi m’as-tu fait venir ?
-Crois-tu que la fin du monde, c’est pour bientôt ?
-Qu’est-ce que j’en sais !
-Avec tout ce qu’on raconte… On parle de 2012, la fin du calendrier maya… le choc des civilisations, les minarets, un Noir président des Etats-Unis, Van Rompuy qui s’est réfugié à l’Europe… On dit que Brigitte Lahaye va retourner au hard… Et la pire des choses, à Copenhague, ils parlent de dépolluer le monde ! La vérité, de source sûre, ils projettent de construire une ville sous l’Everest, rien que pour eux…
-Tu te sens bien ? Elle est où la sortie dans ton fichu bunker ?
-Je m’en doutais. Toi aussi tu conspires ! Toi, mon frère… Tu en fais partie…
-Ecoute Félicien, regarde où tu vis, comment tu es devenu !...
-Mon pauvre Antoine ! Mais je ne me laisserai pas faire…
-Justement, qu’est-ce que tu fais…
-Attends, je prends mon revolver, pour t’ouvrir la porte…
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1. Adrien Barton, « Ressorts (darwiniens) de la trouille, Philosophie magazine, novembre 2009.

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