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Nini métallo

On se faisait pas trop de mauvais sang, Nini disparaissait fumée, revenait des heures plus tard, comme s’il sortait de la pièce à côté, somnambule… C’était pas une mince affaire de lui parler, valait mieux la fermer si on ne voulait pas monologuer. C’est comme s’il n’était pas encore rentrer. Cela pouvait durer des heures. Souffi avait l’habitude. Pour qu’il revienne, qu’il se fige avant le prochain courant d’air…elle sortait d’une boîte en fer blanc des vues d’Ougrée 1900, de Seraing, des sites de Cockerill.. Alors tout à fait présent, rudesse du travailleur exposé au danger, il parlait de son dur métier et des caprices de la fonte en fusion bien plus dangereuse que la griffe d’un tigre, des corons et de tante Marie qui vendait des cornets à la charrette, sur le temps que l’oncle Popol tournait dans sa roue-moto de son invention, chez Barnum, aux Amériques.
En dehors du métier et des souvenirs, ses fugues, ses lubies, ses absences cachaient un secret.
Souffi l’avait percé. Elle ne savait comment nous le dire. Une nuit qu’elle était au lit et qu’elle cherchait le sommeil, elle vit des lueurs qui sourdaient du plancher disjoint de l’étage. Nini avait foutu le feu au grenier ! A peine redescendu, il hésitait à enlever ses chaussettes dans une transe qui faisait trembler le page. Elle s’était levée, fantôme flottant vers les étages, sans qu’il s’en aperçût.
Le grenier était tout illuminé à la bougie. Des dizaines de bougies partout dans les coins, sur les vieilleries, toutes convergeaient en ruelle de flammes vers un mur sur lequel pendait la panoplie du templier façon moyen âge, du drap de lit percé pour passer la tête et dessous, la grande croix rouge, à toutes les ferrailles, cotte de maille, bassinet, haubert, gantelets, sans oublier la Durandal, affichée 30 euros dans un magasin de souvenirs de Tolède et qu’il avait achetée malgré elle, avec déjà une idée derrière la tête.
Nini était devenu Templier !
Toutes ses bizarreries, ses réponses à côté de ce qu’on attend de quelqu’un quand on lui dit : « Tu veux bien me passer le sel, s’il te plaît et qu’il vous répond « Les hirondelles sont pas encore parties » s’éclairaient d’un jour nouveau.
C’était pas un templier de société folklorique ou d’un cercle ésotérique. Non, Nini était templier indépendant. Espèce rare et imprévisible.
C’est chez ARCELOR qu’il avait trouvé sa vocation ! Le coup de bambou que ç’avait été les plans de fermeture, malgré les assurances et les déclarations de principe, les « investissements certains », les discours Potier-Région Wallonne de fermeté, pour se terminer en couille de souris, mirobolants accords des dix ans de rabiot ou presque d’un ultime haut-fourneau permettant à l’élite syndicale, délégués, gros bras, de finir en beauté peinards à la pension. Déroute annoncée des autres, réconfortés par les réunion trois mouvements, premier mai, Liège-kiosque… le quatrième mouvement – le plus radicalement de gauche - la Coopérative, en faillite depuis belle lurette. L’envolée et le lyrisme pouvaient pas passer inaperçus, compte tenu du choix des très gros baffles, des attitudes sur la pointe des pieds des premiers couteaux de la gauche liégeoise… tous unis à ramasser les casquettes de la honte pour les jeter au ciel avec des « Hourrah ! »… cette façon de rebondir inimitable, une spécialité maison…
Base de tout : trois mouvements, 1. reconquête de l’opinion ; 2. prise de pouvoir sans effusion ; 3. la gauche « Président », le troisième point le plus formel… le monde du travail à l’honneur. ARCELOR, passagère faiblesse… bientôt au souvenir.
- Où c’est qu’il est mon foulard jaune avec le coq ? C’est encore les enfants qu’ont joué avec !
En attendant, on baignait dans une collaboration molle avec Loulou de l’OMC et accessoirement du MR… En attendant, on vous dit, sur une Internationale façon cubaine d’un band de la région momentanément sinistrée, belle livrée, propre et tout…
On parlait bien de sauver les emplois, Potier et Daerdenne, en blanchisseuses vieux style, parlaient « d’empois », l’affilié de base au repassage. A l’Internationale parallèle, mais de droite, Kubla avait monté le son, mobilisé aux radios, adulé à l’avance des crooners de l’info: « les chercheurs de l’Université d’ici dix ans vont nous sortir l’invention si magistrale que dès le brevet tout HongKong et Singapour, en passant par la Silicon Valey au chômage ! La vallée de la Meuse pas assez large, assez profonde, les entreprises qu’allaient crever le plafond, l’artisan-chef Menez à la recherche de main-d’œuvre et pourquoi pas réembaucher tout HongKong pour commencer… visa spécial… urgence nationale… priorité totale. Le musée de l’haut-fourneau après celui de la pipe à Maigret… génie de l’âme wallonne… incarnation du peuple. Pour une fois que le triomphe des valeurs de gauche avaient plus peur de s’affirmer! »
C’est bien loin tout ce trafic…
Il avait fallu se rendre à l’évidence, manoeuvre gueulard, Nini voyait que la machine à plaisir allait lui raser la tête, peut-être la couper, mais allait pas le soulever de terre, porte drapeau aux flonflons d’une fête du travail relookée pour le troisième millénaire, comme si deux millénaires n’avaient pas suffi à la connerie? Potier par les couloirs du dessous, escalier personnel, troisième porte à gauche à la sortie discrète, à la bagnole, puis à la retraite, avait foutu le camp depuis deux mois… que resterait-il de l’élan, l’enthousiasme ? Le décompte des feuilles de paie, puis, après la prime, si l’un ou l’autre super-délégué n’étouffait pas le flouze, dans un remake de tristes précédents…
Fallait plus lui parler de rien, d’ARCELOR, Potier, le Parti, le pied que ce serait à défiler de nouveau avec les sociétés de gymnastique, la deuxième jeunesse. Tout le pouvoir à Elio !
Nini plus qu’une question dans la tête, lui qu’avait jamais été à messe : « Dieu nous aime-t-il ? ».
Souffi désormais incarnait la femme égarée de Sodome. Tandis que lui alliait la pureté de Hugues de Payens, fondateur 1118 avec la foi de Montségur, l’ardent bûcher des Parfaits, Raymond de Toulouse, antéchrist en personne…
La merde que c’était l’haut-fourneau ARCELOR prenait la dimension du rocher monstrueux des martyrs. Le mystère sacré sur la sole à gratter les cendres. Il voyait dans la coulée le visage d’Ezéchiel, l’anthroposophe par le Christ, Geoffroy de Saint-Omer lui passant sa Durandal, made in Toledo ! Sa mission évidente : retrouver le Saint Graal quelque part sur les hauteurs de Seraing… les territoires d’Indiens de la Vecquée, repaires de toutes les femmes adultères, hydres et goules chargées de défendre l’entrée du Saint Lieu et qui viennent le soir jupe retroussée apeurer l’automobiliste par pleine lune !
Ce qui fit déborder le saint vase, ce fut lorsque Nini s’attaqua aux mystères Nostradamus, greluchon de la Reine Catherine, copieur infâme. Nini penchait pour le plagiat involontaire par transmission de pensée, vrai auteur : l’abbé de l’abbaye de Cambron, Yves de Lessines…
Un soir que Souffi mettait la soupe sur le feu, il descendit du grenier, l’harnachement complet, Templier authentique, la Durandal à la main rejoindre l’empereur germanique Frédéric II de Hohenstaufen. Rude histoire, celle de Barberousse… Juste avant les Légendes du Rhin, les Nibelungen, Siegfried et Nini en service commandé, mission !
Le papelard à Frédéric absolument formel : ordre de rassemblement général !
Sus ! sus ! disait l’incunable « A la recherche du Trésor ».
Souffi voyait que le carnet de timbres de la FGTB que Nini agitait frénétique ! Nini, le plan d’attaque des Turcs commandés par le vizir Potier, le sultan Di Ruppo à l’arrière dans son harem remplis de beaux eunuques dont il aimait caresser la chute de reins, à déjouer avec la chevalerie de la Table Ronde, l’Arthur harnaché comme lui !... Objectif : délivrer le trésor des mains des infidèles, le radar anglais à la recherche des poches d’air entre Ougrée et le Sart-Tilman ! A la fouille sévère, à la poursuite des onze tonneaux d’or et d’argent, de quoi Acheter ARCELOR, le parti socialiste, Potier, l’archevêque de Canterbury, sûrement complice - Il y a toujours un Anglais dans toute sédition ! – Nini cornaquait trente kilos d’armure, un détecteur de métaux et une antenne portable pour communiquer avec le Grand Maître, décidément accessible tout moderne par satellite…
On parvint à le cueillir, drève Onckelinx, assis dans l’herbe, à attendre venant d’Ypres le Grand Maître de Flandre pour quelques ajouts sur sa carte, des endroits réputés poches d’air, d’ultimes précisions avant l’assaut. Le Maître avait raté le train. Quelques effrontées des environs étalaient leurs sérésianités devant le phénomène. Les quatre solides infirmiers tapèrent dans le tas, nouveau siège de Jérusalem, histoire de se frayer un passage à travers les infidèles.
Nini n’avait pas reçu l’ordre avec le sceau de Baphomet et celui de Jacques de Molay. Durandal était restée sagement au fourreau.

Souffi va le voir régulièrement. Il est très bien. On lui a laissé l’armure, le surplis, la croix rouge, tout sauf Durandal qui pend au mur du bureau du directeur.
Tout à fait apaisé, il parle du trésor qu’il ne désespère pas de trouver. Tel Charles d’Orléans, il est prisonnier des Anglais. Il s’incline. Il a donné sa parole. Le grand vizir Potier est à la pêche au gros depuis longtemps. Il en parle comme d’un ancien adversaire, avec respect et selon les traditions de la chevalerie. De sa fenêtre, il voit le krak des chevaliers dont on rase le donjon de ferrailles brunies par les gaz du coke.
Souffi espère beaucoup de l’isoxuprine conjugué au cyclandelate. Les psychiatres aussi.
Le délire obsessionnel de l’ouvrier qualifié est désormais reconnu maladie professionnelle. On fait chaque jour des progrès dans la connaissance de ce syndrome, grâce à l’unité de recherche Bien-être et productivité du Sart-Tilman.
On vient de construire une usine remarquable à la place d’ARCELOR. Il ne s’y fabrique rien encore. On espère beaucoup des Japonais. En 2008, on a presque cru que cela y était, un chercheur de l’Université de Liège venait de mettre au point un procédé pour couper aisément les mottes de beurre. Il fallut se rendre à l’évidence, le fil à couper le beurre avait déjà été inventé par un Chinois de l’époque Ming. On avait en prévision commandé à Valfil, installé près de Pékin, les bobines pour le démarrage… Allez annoncer la chose aux travailleurs ! Quelqu’un avait bien pensé à Potier. Manque de pot, il refusa l’invitation…

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