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Deuil : l’absence de douleur m’égare !

Une industrie et un service qui a le vent en poupe, c’est le funérarium. Pourtant, on ne meurt pas plus qu’avant. Ce serait plutôt le contraire. On se sépare plus facilement des morts aujourd’hui, c’est tout... On ne veut plus les voir dans les familles traîner sur la table de la salle à manger, tandis que des parents dans la pièce à côté parlent à voix basse en mangeant des petits fours.
C’est même devenu une des raisons de ce désamour : l’absence d’une famille se réunissant une dernière fois autour de celui qui s’en va et que tous ont plus ou moins bien connu, pour la bonne raison que les familles n’existent plus ou se sont rétrécies jusqu’au lien minimum « monoparental ».
Ce ne sont pas les morts qui ont changé, mais nous. Nous les traitons différemment et avec de plus en plus d’indifférence. Ce que nous ne nous pardonnons pas, parce qu’inconsciemment nous savons qu’ainsi nous nous méprisons nous-mêmes.
Par un raisonnement superficiel tenant à nos préoccupations matérielles, nous nous défaussons sur eux en les accusant de nous compliquer une vie déjà fort compliquée. Nous les fourgons dans le commerce de l’au-delà, en pestant qu’en plus « nos chers » disparus nous coûtent la peau des fesses.
Dans une vie active où la conservation de l’emploi joue un très grand rôle, subjugués en plus par un patronat qui invente tous les jours un moyen d’accélération de notre productivité, donc de nous infliger des tracasseries superfétatoires et des stress supplémentaires, la mort d’un proche nous plonge dans des embarras dont nous n’avons pas besoin.
Avec le dépôt du mort au funérarium, il nous semble en ne le voyant plus, ou presque, que nous évacuons aussi tout ou partie du chagrin. Nous escamotons l’objet de nos pensées… Jadis, absent parfois plus d’une semaine du travail à la mort d’un parent très proche, nous nous accommodons très bien d’un jour chômé et payé, celui de l’enterrement, en n’ignorant pas que le patron verrait d’un mauvais œil une plus longue absence, en dehors de cette faculté légale, pour raison de grand deuil.
C’est plus commode de se débarrasser de la dépouille d’un proche en la confiant à un entrepreneur de pompes funèbres qui devient son logeur pendant les quelques jours qui séparent la dépouille de son ultime destin, la crémation ou l’ensevelissement.
Ainsi, les murs tendus de draps noirs, l’étrange odeur qui s’empare de la pièce où il repose, odeur à la fois de fleurs coupées et d’un début de putréfaction, la terreur que peuvent ressentir les enfants en voyant Pépé tout raidi sur la table où naguère il mangeait sa soupe en faisant claquer son dentier, le devoir d’être moins bruyants aussi, tout cela est évacué dans une mémoire collective qui bientôt s’éteindra faute de témoignage.
Aussitôt le mort emballé dans le fourgon, l’affaire d’une minute ou deux, la vie redevient comme avant. Si ceux qui restent n’ont pas trop la crainte qu’on les imagine « sans cœur », ils pourront reprendre instantanément leurs habitudes : le paquet de chips devant le feuilleton de la télé, le foot au Standard, etc. comme si rien apparemment ne s’était passé.
A la rigueur, ils éviteront de visionner des films du genre tragique où, comble de l’horreur, on voit un convoi mortuaire, afin de ne pas remuer un fond de chagrin. La Grande vadrouille quoique trop regardé est un film qui est parfait de ce point de vue. Podium avec Poelvoerde est a déconseillé rapport aux séquences du cimetière devant la statue de Claude François.

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Dans une société qui nie la mort pour s’adonner au jeunisme perpétuel, le cadavre d’un proche n’est plus considéré que comme un déchet, dont il est urgent – ne serait-ce que par hygiène – de se débarrasser au plus vite.
Malgré tout, la symbolique qui s’attache à la mort reste présente dans notre société. Volontairement ignoré par nos narcisses modernes, un moindre incident de santé ou la vue de cadavres télégéniques comme lors du dernier tsunami, et c’est le même désarroi qui remonte depuis notre inconscient, le même que celui que nos ancêtres ont connu depuis la nuit des temps.
La conduite que nous avons devant le spectacle de nos morts est fort ambiguë. Le culte que nous leur rendons encore est fonction de notre imprégnation du monde moderne. Après l’évacuation sans tambour ni trompette dans un lieu de recueillement où il sera loisible de louer un coin modeste ou une suite, comme à l’hôtel, vous pourrez suivre la tradition ou même ne pas convoyer la dépouille, de déposer sur le toit du corbillard les gerbes que vous aurez achetées ou rien, c’est selon, bref, de retrouver la démarche traditionnelle ancienne, jusqu’à vous y soustraire.
Au funérarium, le cadavre est une marchandise. L’employé du « dépôt » va jeter les bases d’une procédure d’enterrement à la carte. Si vous n’êtes pas en mesure de lui résister, vous allez sentir passer la facture.
Il y a dans le choix des dépenses pour le mort une démarche qui touche à la vanité, au remord, ou à l’indifférence.
Nous ne voulons plus savoir ce que nous sommes. Le plus intolérable, c’est d’approcher de près ce que nous deviendrons.

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