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Agence curiste...

Spa, du temps de Marie-Henriette, ce devait être quelque chose. Les souvenirs de l’avenue qui mène à la source sont encore sur carte postale. Le Pouhon, les curistes, les préposées aux gobelets déguisées en bonnes sœurs… Les défilés de crinolines que c’était ! Pratiquement aux cœurs des sapins… pleine opérette, avec tzar, le Vénitien galant… les sopranos et les ténors sur les marches du casino. Les soubrettes entraient par derrière les décors. On ne voyait jamais les charretiers ailleurs que conduisant les fiacres… les domestiques à astiquer les couloirs quand le beau monde n’y était pas. Jamais une fille de salle n’aurait gâché la vue des buis en pots, taillés et alignés au-dessus des marches, comme des sapeurs.
Le personnel savait se tenir à la Belle Epoque.
Au concert, l’après-midi tout Strauss y passait. Le toit du kiosque, les boiseries, jusqu’aux costumes de la clique étaient vert pistache. Les dames fondaient mollement sur les chaises disposées en demi-lune. L’ombrelle protégeait à peine des ardeurs du fort soleil d’août.
Chez les messieurs, ce n’était pas encore la haine du boche. La Gazette de Liège parlait des bienfaits des Missions en Afrique. Les seins des négresses étaient brouillés sur les Daguerréotypes, question de décence.
Plus on remontait l’avenue, plus cela faisait auberge du cheval blanc, sauf qu’il n’y avait pas de culotte de cuir et pas de casquette de schupos endimanché.
Mais on mettait des paroles sur le Beau Danube Bleu dans la langue de Goethe avant de faire la sieste.
On espérait le Kaiser comme curiste l’année prochaine.
Les maisons avaient l’aspect de gâteaux à la meringue, stuc et bois cloisonnés en chocolat.

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Derose évoquait ses souvenirs à côté du buffet où tout son personnel bâfrait les petits fours et les Saint-honoré apportés de Liège dans la camionnette de la firme pour le 150me anniversaire de la naissance de la Maison Derose et Bernard réunis.
Le vieux Dabe venait de finir sa dernière épouse au-dessus d’une côte dans un virage. Etendue pour le compte avec les malheureux d’en face qui s’étaient trouvés là au mauvais moment. Tous morts, sauf lui, quatre-vingts balais, droit comme un « i ». Elle, de quarante ans sa cadette, une fleur… le personnel la connaissait, peu présente mais chieuse. Elle demandait toujours d’une voix plaintive, s’excusait de l’embarras ; mais quand on n’allait pas assez vite pour emballer ses clubs de golf, elle courait dénoncer.
Secoué qu’il était, pas peu dire, de l’impossibilité à remettre la célébration des 150 ans au-delà du deuil… le vieil homme luttait contre la tristesse avec la cour habituelle des jolies ouvrières qui vibrionnaient dans leurs corselets d’été.

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Mirage d’être dieu parmi ses anges ! L’impénitent paternaliste se souvenait de ces croupes qu’il avait visitées dans les ardeurs permises du maître, privilège si présent encore aujourd’hui où le harcèlement n’est affaire que de subalternes…
Il conservait d’elles en mémoire leurs particularités physiques : comme elles ahanaient au plaisir, les pauvres mots d’un vocabulaire rudimentaire et spécialisé, les vergetures de certaines, la pilosité ultime, les replis graisseux qui frissonnaient comme sable sous la vague. Les mille manières qu’elles employaient pour ranimer la flamme, poussées par un instinct perfectionniste, rêvant à l’exploit d’un accouplement prolongé au-delà du record de la précédente… Secrets intimes qu’il partageait avec les hommes ordinaires qui ne savent pas dans leur simplicité comme il leur aurait été difficile de faire la part des choses s’ils avaient su, quoique tous s’en doutassent.
La « grosse » Renée, Jeanne la mystérieuse, Odette l’hésitante et Josée l’audacieuse, ces dames du temps jadis toujours présentes, vieillies, mariées et certaines grand’mères suppléant par le fard à l’absence de jeunesse… si pleines encore du désir de plaire au nom de la tradition artisanale, de leurs meilleurs souvenirs, retrouvaient en elles les gestes précis et les habiletés labiales.
Elles ne voyaient pas Derose si fichu que cela, portant beau encore à la Barclay. Elles échangeaient des regards complices se faisant fortes d’amener l’ardillon à la récidive, au dernier coup – oserais-je écrire de l’étrier ? - sous la tonnelle….
« Le coquemar pour l’ouvrier, le braquemart pour le patron. »
C’était encore du temps où les gougnafiers mangeaient de la tarte le dimanche, faisaient gaffe à ne pas salir le beau costume et avaient pour le tissu lustré des attentions infinies.
On n’en était pas encore à fourguer aux Chinois de Taiwan des obligations de famille sous prétexte que la mondialisation est un facteur de prospérité.
Dans l’affaire Derose et Bernard, personne ne savait qui était Bernard. On chuchotait qu’il était le père de la deuxième femme, qu’il avait remis en selle le vieux Dabe. En échange, on avait agrandi la plaque en cuivre rue Sainte-Angélique, siège de toute la fortune et départ initial.
Le personnel d’atelier au buffet, c’était comme qui dirait les lions Bouglione à l’heure du repas.
On peut le dire, c’est la gratuité qui fait l’ulcère à l’estomac.
Le vin aidant, la digestion laborieuse, les tenues légères des dames prenaient des formes inattendues, les jupes godaient, les blouses s’échancraient. On voyait presque sous le vernis des chaussures pousser le corps au pied et l’œil de perdrix tant les efforts intenses, sur des airs de tango, coûtaient…

Chacun a dans une malle, le fond d’un tiroir, des gens qui vous sourient sur papier glacé.
Parfois certaines photos vous racontent de petites histoires qui disent un monde mort, celui du vieux Derose l’oeil fixé sur l’objectif à exprimer des choses que vous ne comprenez pas…
On les invente pour soi, par intuition. La lecture d’un visage aux yeux éteints et à la bouche encore gourmande, au corps mince, grand et voûté de patriarche noceur.
On se surprend à murmurer quelques vers d’Aragon quand son ami Desnos, par un beau matin, partit de Compiègne.
Depuis que l’homme existe, combien de morts a-t-il laissé derrière lui d’une facture si parlante, qu’on rougirait presque du métier d’écrivain ?

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