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L’homme, ta dignité fout le camp !

Les candidats à la présidence de la République française, qui virent le triomphe de la rhétorique de Nicolas Sarkozy, ont tous abordé le problème du travail dans les sociétés modernes, induisant les rapports non seulement des travailleurs entre eux et avec le patronat, mais avec l’ensemble des citoyens par rapport à l’Etat.
Entre le président élu et son outsider Madame Ségolène Royal, des convergences apparurent dans le discours : le travail doit être rémunéré à son juste prix ; il importe de maintenir un code du travail ; il y a convergence sur la nécessité d’un dialogue entre les représentations syndicales ouvrières et patronales ; il faut respecter les règles touchant à la productivité et à l’économie.
On pourrait penser qu’il n’y aurait que des divergences de détail portant sur l’organisation du travail, et sa rémunération et qu’il suffirait de l’habileté d’un dirigeant écouté pour arriver à un consensus, clairement défini et accepté.
Surmonter les divergences portant sur la répartition des fruits du travail, sur le nombre d’heures hebdomadaires permises, sur l’âge de la retraite et sur les secours qu’un travailleur privé d’exercer un métier est en droit d’attendre de la collectivité, vu sous l’angle présidentiel serait un jeu d’enfant. Un projet bien ficelé pourrait trouver l’accord des parties contractantes.
Eh bien ! ce serait faire preuve d’une grand optimisme de croire cela, ne serait-ce qu’en abordant les contradictions relevées sur la notion même du travail.
Tout ce qui se rattache à l’ambivalence politico-sociale dépasse le cadre d’une association momentanée d’un contrat entre celui qui travaille et celui qui le procure, pour atteindre les fondements de la qualité de la vie, jusque dans les fibres les plus intimes de l’Etre.
Il est étonnant qu’il n’existe pas d’autres mots dans le vocabulaire pour désigner des activités multiples qui ne peuvent se résumer à ce mot tiroir : « le travail ».
Par le passé, entre l’exécutant et le décideur, il y avait toute la distance entre l’esclave et le maître. Aristote considérait le travail comme une activité par nature asservissante, n’étant pas une fin en elle-même mais un simple moyen de subsistance. Activité vile qui déforme l’âme et le corps, elle était réservée aux esclaves qui s’abîment dans ce qu’ils font. Pour les Anciens, le travail, en effet, impliquait une spécialisation déshumanisante, car l’homme n’est pas fait pour un métier comme un marteau est fait pour planter un clou. Si la main est le symbole de l’homme, c’est précisément qu’elle n’est pas un outil mais un organe polyvalent. Ainsi les activités nobles développent en l’homme simplement toutes les facultés, tandis que l’activité laborieuse détruit cette harmonie en instrumentalisant l’une d’elles.
Nous voilà aux antipodes des discours d’aujourd’hui.
Comment une telle différence, entre ce que pensaient les Anciens et ce que pensent les responsable de l’autorité, a-t-elle pu voir le jour ?
Nietzsche considérait la glorification du travail à la fin du XIXme siècle, comme l’instrument le plus efficace conçu par la morale chrétienne de domestication des instincts vitaux, l’éthique protestante allant encore plus loin en parlant de devoir ; tandis que des humoristes disaient absurde de « perdre sa vie à la gagner », et écrivaient parfois de façon intuitive ce qu’Aristote comprenait de la chose en définissant l’homme au travail comme un outil vivant !
Oui, comment est-il possible que la seule unanimité entre l’extrême gauche et l’extrême droite soit enfin la glorification du travail, celle des travailleurs étant accessoire pour certains et supérieure pour d’autres ?

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La morale occidentale aurait-elle à ce point changé que l’uniformité du discours sur la nécessité du travail soit compris de la même manière des exploités et des exploiteurs ?
Comment a-t-on pu passer d’un ressenti universel attentatoire à la liberté individuelle à la morale dorénavant liée à l’action de travailler ?
Malheur pour Aristote, bienfait pour l’homme moderne, comment ce dernier a-t-il dérivé jusqu’à l’impératif d’un rendement optimal par la rationalisation du travail ?
C’est-à-dire conduire l’homme conscient de sa technique à l’ouvrier spécialisé, sans réelle capacité d’intervention et de compréhension de ce qu’il contribue à créer ?
Serait-ce que l’homme moderne est en voie d’abêtissement ? Pour les besoins d’un travail en série et réduction des coûts, est-on en train d’organiser sciemment son ignorance ?
De la gauche à la droite n’apparaît jamais la notion de contrainte qui met à mal l’aspect moral du travail que le système économique y trouve.
Si bien que l’on peut se demander si par un retour pathétique de l’histoire, nous ne sommes pas en train de ressusciter l’esclave ancien dans la personne de l’homme-machine, à la différence que l’esclave avait conscience de la violence dont il était victime, que l’homme moderne n’a pas !
Comment concilier l’hédonisme d’aujourd’hui qui pense qu’on ne profitera de la vie qu’en dehors du travail et la volonté de Nicolas Sarkozy de valoriser les heures supplémentaires et de prolonger la durée du travail jusqu’à 65 ans et même davantage ?
C’est peut-être ce qui a manqué dans les discours de Ségolène Royal : une plus humaine approche de cette question essentielle de la Société, quelle soit de consommation, de loisir, ou à deux ou trois vitesses.
Que cherchons-nous exactement dans le travail ?
La jouissance des plaisirs à notre fantaisie la vie entière est impossible, qu’au moins nous trouvions un travail qui soit l’accomplissement de soi.
La candidate a raté l’occasion d’entraîner Sarkozy dans un débat qui aurait eu le mérite d’intéresser les Français. Comment Sarkozy va-t-il s’y prendre pour donner une valeur non pas au travail, mais aux travailleurs, quand ils ne sont que des travailleurs-objets ?
Sur ce terrain un adversaire avisé eût pu le déstabiliser et démontrer le mensonge d’une société qui croîtrait en richesse et harmonie, alors que grandissent les inégalités.
Les partis politiques devraient réfléchir sur la façon de concevoir le travail, afin de lui redonner un sens, une éthique et une justification.
La définition du travail est donc bien plus complexe que les candidats à la présidence ont bien voulu nous dire.

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