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L’escapade.

Souvenirs et récits militaires (1re partie)

Le brigadier Debatz dormait tout habillé sur une banquette au fond d’un corps de garde grand comme un ergastule, loin de l’éventualité d’une guerre pour défendre le roi ou partir sur le champ faire campagne contre les poux dans les écoles. Selon les consignes il était prêt à bondir, sans y croire, comme on fait semblant quand on est un militaire d’un rang très inférieur.
Il ronflait la moustache tombante, son bonnet de service lui cachait les yeux. L’insigne du 3me de Ligne lui descendait sur le nez à chaque respiration. Son casque, pendu à un clou par la jugulaire, était anglais, récupéré dans les surplus de l’armée britannique avec le reste de l’équipement, battle-dress et ceinturon verdâtre. Seuls les brodequins étaient américains. Son masque à gaz lui servait d’oreiller. Il dormait comme quelqu’un qui sait que c’est la seule défense contre l’ennui.
Jamais, il ne se serait douté que le pitaine viendrait en personne le sortir de son rêve.
On était en 1948, en mai d’un vrai temps de décembre.
La pluie poussée par un vent en rafale battait l’unique fenêtre. Le bois vermoulu du châssis exprimait une mousse verdâtre qui stagnait sur la tablette de granit.
La voix du pitaine La Feuillée jeta Debatz debout dans un réflexe d’esclave.
-Dis donc, Debatz tu veux un oreiller ? Ma parole, t’as bu, canaille !... C’est comme ça que tu la sauverais, dis, la Belgique, une seconde fois ? On s’est pas fait crever la paillasse dans les stalags pour que l’ennemi te surprenne en plein sommeil…
Les hommes du brigadier vautrés sur les bas flancs de part et d’autres d’une grande table en bois blanc, d’instinct en dormant s’accrochaient à leur Mauser, des énormes flingots prises de guerre à la Wehrmacht, persuadés que si l’ennemi le leur dérobait par surprise, ils ne couperaient pas du Conseil de guerre. Ils gisaient affalés du sommeil de la brute, pris par le vertige du trou noir dans lequel sombrait leurs existences.
A la voix, Ils s’étaient dressés par réflexe de leur couche, dans un grand bruit de ferraille.
Surpris de l’arrivée de La Feuillée à près de deux heures du matin, ils cherchaient à la hâte l’ardillon du ceinturon et fouillaient le fond de leur casque pour en sortir la jugulaire, le tout en gestes de somnambule. Sans trop croire à la tenue réglementaire, ils étaient persuadés qu’ils ne couperaient pas du rapport.
Ça sentait la bière et le nidoreux des entrailles des rongeurs en décomposition sous le plancher. L’empyreume du tabac mal éteint prenait le visiteur à la gorge.
Le gros draps mouillé des capotes exhalait la pisse de chat, il fumait près du poêle rougi aux cokes d’un haut-fourneau.
D’un coup de botte, sans se retourner le pitaine La Feuillée ferma la porte.
-A l’ordre, hurla enfin un deuxième classe, vacillant sur les jambes en se rappelant in extremis le manuel. Il avait la poitrine en arc de cercle de celui qui tente un dernier geste pour couper à la corvée. Du baudrier en cuir grossier pendait un fourreau à baïonnette qui lui battait les couilles. Pour peu que La Feuillée ait descendu son regard de quelques degrés, il se serait aperçu que le deuxième classe était en pantoufles !
Mais le pitaine La Feuillée avait bien d’autres choses en tête
-Planton, hurla-t-il, où c’est qu’il cuve le maréchal des logis ? C’est pas vrai, abandon de poste ! Le rapport au colonel, …le conseil de guerre … J’y dirais mon mot, moi, au colonel Des Mielleuses… personnel, circonstancié…

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-Il est aux écuries, mon pitaine, rugit le brigadier Debatz, raide au garde-à-vous. Paraît que Baptiste s’est détaché.
Baptiste, c’était le hongre du colonel.
La Feuillée se radoucit.
Il avait besoin des hommes du piquet, en pleine nuit, pour une mission spéciale.
Comme il ne disait plus rien, hésitant à le prendre de haut ou adopter le ton cauteleux qu’il prenait pour parler à Des Mielleuses dont il suspectait la rapidité d’avancement, il restait figé. Le stick prolongeant la main donnait des petits coups sur sa botte de cavalier : flag… flag…
Les hommes du brigadier Debatz s’ébrouèrent. Ils étaient maintenant complètement réveillés et inquiets.
-Fixe, hurla Debatz, conscient d’avoir à remplacer le maréchal des logis Cornillon, en chasse après Baptiste.
La Feuillée était un vétéran de belle taille, fait pour l’uniforme. Le visage aux pommettes saillantes n’avait de particulier que des yeux dont on n’aurait su dire s’ils étaient beaux ou laids, tant ils étaient fixes et méchants. D’une chute de cheval qui avait failli le rendre à la vie civile, il avait une légère claudication qui ne se remarquait pas quand il était en service, quoique d’effacer sa claudication le faisait souffrir.
D’une famille pauvre, la tribu s’était sacrifiée pour qu’il entrât à l’école militaire, il en était sorti breveté sous-lieutenant tout d’une traite et sans échec, dans la peur de redoubler, ce qui l’aurait rendu à la culture de la betterave fourragère, comme l’avait menacé son père.
La campagne de 18 jours et les stalags avaient fait le reste de son avancement.
Dur avec ses hommes et souples avec ses supérieurs, il entendait monnayer les quatre années qu’il avait passées en Allemagne, prisonnier sur la Lys sans avoir tiré un coup de feu. Pris par surprise, disait-il en finissant sa phrase par « les lâches ».
Le capitaine La Feuillée aurait dû être chez lui, à dormir dans le lit conjugal de Blanche, une épouse aux petits soins et qui avait fait de lui son dieu. Ses deux filles, dans la chambre à côté, rêvaient à de beaux jeunes gens en train de passer des mains sous leurs robes.
Blanche l’avait réveillé au milieu de la nuit.
(à suivre)

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