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La gniaque.

J’ai la gniaque. Ça m’a pris à l’improviste, vers les onze heures, dans mon lit. Je m’apprêtais à me rendormir ; une force mystérieuse m’a enjoint de sortir un pied de sous la couverture, afin de chercher sa pantoufle. Je me suis tourné sur le dos avec la gniaque qui me faisait un poids sur l’estomac, j’ai cessé de résister. Je me suis levé !
C’est ça la gniaque, obligé de sortir du lit, de la chambre, de mes habitudes, de la chaleur de Poupousse, de tout ce qui fait que d’habitude on traîne, l’esprit dans le vague, une main sur la croupe aimée et l’autre à se gratter la couenne.
D’un bond, poursuivi par la gniaque, j’entrai dans la salle de bain.
C’est sous la douche (quand on a la gniaque, on ne prend pas de bain) que j’eus la première pensée perverse. « Heureusement, me suis-je entendu dire, je n’ai pas un appareil de musculation dans le couloir comme tous ceux qui ont la gniaque. »
Cette pensée traîtresse à la gniaque ne fut pas sans effet, car je me rendormis debout sous la douche. Seule la variation du chaud au froid me réveilla plein de honte.
Je dédaignai le peignoir et les charentaises du docteur Géva pour enfiler un training. C’est alors que je me rendis compte que je n’avais pas des chaussures de footing !
Je descendis à la cuisine, mes pieds laissant sur le carrelage de belles empreintes comme celles que l’on voit au club-med, quand les aoûtiens passent directement de la piscine au baby-foot.
A peine installé, Poupousse apparut tout endormie encore, le peignoir béant sur des formes sculpturales, pour me dire d’une voix pâteuse « T’es fou ? t’as vu l’heure ? ». Elle est en congé. La conscience nette, elle peut faire la grasse matinée sans aucun remord.
-T’inquiète, j’ai la gniaque, chérie.
-Ah ! bon. J’espère que ça ne sera pas ainsi tous les jours !
Ma gniaque déjà blessée par ma mauvaise pensée de tout à l’heure, reconnut en Poupousse une véritable ennemie.

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-Et les débris de l’assiette dans la poubelle, c’est aussi ta gniaque ?
-Parfois, la gniaque rend nerveux…
-J’espère qu’elle va te servir pour trouver du boulot !
-T’inquiète, c’est parti…
Là-dessus, je m’habille costard-cravate pour mon audition chez Lepetit, fabricant du bar pliable pour campeurs « Lepetit comme chez soi ».
Je me vois avec ma gniaque, stressés tous les deux. « Que savez-vous faire ? ». Personnellement, j’aurais répondu « rien » mais ma gniaque, elle, est une fonceuse, elle en veut. Je la vois bien répondre « Je sais tout faire. » On voit qu’elle a la volonté d’arriver. Moi, avec ¨Poupousse dans l’enseignement et mon chômage, je peux régler mon pas sur celui de ma pensée, c’est-à-dire aller un train assez lent.
De la maison à chez Lepetit, il y a dix minutes en voiture, à pied une bonne heure.
Ma gniaque fonce vers le garage. Pour montrer à quel point je suis pervers, je m’attendais à son comportement, aussi avais-je laissé la clé de contact dans le panier de dentifrice de la salle de bain. Le temps de remonter, de faire semblant de chercher avant de me souvenir où je l’avais déposée, ma gniaque se serait cabrée.
Aussi on part à pied, elle et moi.
« J’espère que tu ne vas pas te dégonfler comme l’autre fois ! Ce type est un patron fonceur. Il se fie à son premier coup d’œil. Il prend des décisions comme à l’armée. C’est comme ça, ou la porte. Tu dois te montrer résolu et entreprenant comme lui, mais pas sur ton initiative, sur la sienne. Tu joues le champion impatient dans les starting-block, comme pour un cent mètres. T’attends le coup de feu. Surtout pas de faux départ ! A l’usage, tu verras, il décide souvent à tort et à travers et c’est là que t’auras besoin de moi. Tu reprends le coup. Tu répares la gaffe en lui faisant croire qu’il a pris la bonne direction et que c’est toi qui as failli commettre la faute ! »
Déjà Lepetit commence à me gonfler. Ma gniaque m’a complètement dégoûté du loustic. Je l’imagine fort en gueule, la main aux fesses du personnel féminin, la tape dans le dos aux collaborateurs. « M’sieu Lepetit ? Non ! Appelle-moi Georges. »
J’essaie de la tromper. Je feins de ne plus connaître le chemin. Ma gniaque me tire par la cravate, rue Célestin Damblon, à l’usine de Lepetit.
Toute les patrons merdiques habitent rue Célestin Damblon, rue Destrée, rue Jaurès, à croire que c’est pas d’hier que la gauche est de mèche… Nous y voilà. Il y a des flics devant la grille, une de ces fontes à arrêter un panzer, une grille à ne jamais ouvrir…
Je pénètre dans la cour. Mon cœur bondit de joie. L’usine est en grève. J’aborde un ouvrier pour savoir ce qui se passe. « Ce dégueulasse (il parle de Lepetit) vient de foutre un gars à la porte parce qu’en refermant la porte du bureau, un courant d’air a bouleversé les papiers de sa table de travail. C’est pas la première fois que cette crapule vide un copain sur un coup de tête.»
Cette opinion conforte la mienne. Je rebrousse déjà chemin. Ma gniaque n’est pas d’accord. « C’est le moment ou jamais, qu’elle me chuchote. Tu braves les piquets, tu vas direct chez Lepetit et tu dis le compliment que tu sais par cœur. »
« C’est dégueulasse que je lui réponds. Ce type est un fumier. ». « Et alors, qu’est-ce que ça change ? Lepetit t’as vu braver les émeutiers. C’est un ajout capital à ton curriculum. »
C’est ainsi que grâce à ma gniaque, j’ai été engagé chez Lepetit, directeur des basses besognes et des préavis, chef du personnel, si vous voulez.
Six mois plus tard, je souffre de dépression mais je travaille sur l’avis du médecin de la firme. Je suis traité de salaud pratiquement tous les jours, par le personnel. Les délégués syndicaux me méprisent et Lepetit ne leur donne pas tort. Ses décisions que j’exécute, il fait confidence au délégué du personnel que c’est moi qui lui met le couteau sur la gorge.
Ma femme m’a plaqué pour un collègue. J’ai perdu ma gniaque. Lepetit va délocaliser tout son bidule. Personne n’est au courant, sauf moi. Il va falloir que j’explique ça au personnel…

Commentaires

J'aime beaucoup ça, bien envoyé, surprenant, amer, plein de dérision et drôle RDG (j'avais été déçu par "Si tous les gars du monde", téléphoné...)

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