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Le vin de la Saint-Sylvestre.

-T’es rentré tard ?
-Non. Je suis rentré tôt.
-Quelle heure ?
-Vers les cinq, six, par là… du mat…
-Ah bon ! C’était réussi ?
- Si on veut. Je me suis moins emmerdé que l’année dernière.
-T’es toujours avec Lucienne ?
-Non. Oui. C’est comme tu le sens.
-Comment, c’est comme je le sens ?
-Je suis toujours avec Lucienne, mais c’est une autre Lucienne.
-C’est plus celle de l’année dernière ?…
-Mais c’est toujours une Lucienne.
-Un abonnement au prénom, pourtant plus trop répandu…
-C’est comme ça. Le hasard… Et toi ?
-Moi ? Je me suis carrément emmerdé en famille.
-Avec Raymonde ?
-Oui. C’est toujours Raymonde, il y en a encore moins que des Lucienne.
-Pourquoi, on s’emmerde comme ça aux fêtes ?
-On ne sait pas.
-Par esprit de contradiction sans doute ?
-Tu crois qu’ils s’amusent les autres ?…
-Et toutes ces gueules d’illuminés qui traînent dans les rues juste pour montrer à la télévision qu’ils sont les joyeux des douze coups ?
-On rigole par tradition.
-Comme nous, on s’emmerde par tradition.
-C’est un peu pareil.
-Ce sont des postures que l’on prend à l’événement.
-Lequel ?
-Le nouvel an.
-T’appelles ça un événement ? La convention du calendrier… 365 jours et quart…
-C’est une loi astrophysique aussi…nous avons bouclé un sacré tour autour du soleil…
-Quoi ? T’étais au commande ? Mais on décrète rien ! On fait rien pour, tout ce bazar pour un tour !
-On devrait avoir d’autres critères. T’as raison.
-Lesquels ?
-On devrait faire la fête quand on en a envie.
-T’es sûr que les autres en auraient envie aussi en même temps que toi ?
-Non.
-Alors, tu rigolerais et tu te ficherais de savoir que les autres s’emmerdent pendant que toi tu rigoles ? Tandis qu’une fête inévitable, s’emmerde qui veut et s’amuse de même.
-Oui. Et si on feignait de s’amuser ? Si on semblait ivre de bonheur pour l’horloge murale qu’on reçoit, alors qu’on regrette de ne pas être ivre de vin, ce qui nous aurait aidé à simuler la joie que l’on ne ressent pas vraiment ? Si tout le monde s’emmerdait sans l’oser pouvoir dire ?

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-Je suis revenu hier tout seul. Elle dormait chez sa mère. J’avais rigolé comme tout le monde aux blagues idiotes et aux jeux de mots. « Charmante soirée, pensai-je, en me remémorant mes propos sur les finances publiques qui avaient fait beaucoup rire un oncle, inspecteur des finances à la retraite. Il me semblait avoir été irrésistible, lorsque abandonnant le ton pince-sans-rire, je me suis mis à imiter le bramement du cerf en rut dans la forêt de Saint-Hubert. « Pourquoi à Saint-Hubert, dit ma compagne, en se lovant contre moi ? » Bref, ce me semblait être un nouvel an un peu mieux vécu que celui de l’année dernière. J’en étais là dans les réflexions en rejoignant ma maison, quand soudain, sur le trottoir, seul et seulement éclairé par un lointain lampadaire public, je me suis arrêté pile devant un caniveau dont des plaisantins s’étaient ingéniés à faire disparaître la grille. En dessous de moi, je vis, comme tu me regardes, un gros rat qui…
-Ah ! je te remercie…
-… et je me suis entendu murmurer « Mais, quelle horreur !... qu’est-ce que c’est pour une vie… ». Et j’ai eu la vision de Gérard de Nerval pendu aux barreaux de la grille qui fermait l’égout de la rue de la Vieille-Lanterne, pour « délier son âme dans la rue la plus noire qu’il pût trouver » selon Baudelaire.
-Tu n’es pas gai. Tu as le vin triste…
-Non, le souvenir du vin me rend triste…
-Moi, j’ai pas vu un rat… C’était pas mieux. J’étais chez mes parents adoptifs, comme chaque année avec ma nouvelle Lucienne… et je pensais « ils n’ont pas eu d’enfants, ils m’on adopté pour m’idiotiser. Je n’avais le droit de rien faire, même pas le droit d’aller pisser quand c’était pas l’heure qu’ils avaient décidée… Le plus de mots à la suite que j’aie jamais entendu d’eux, c’était « Tiens toi droit » parce qu’ils avaient eu un grand’père bossu dans la famille ! Et je me disais, en les embrassant et en leur souhaitant les vœux de longue vie « Ah ! les salauds… voilà longtemps que j’aurais dû claquer la porte en me jurant bien que c’était la dernière fois que je les supportais ! »
-T’es pas gai non plus. Tu te rends compte, si j’écris ça, la gueule des lecteurs !...
-Surtout ceux qu’auront pas digéré l’ersatz de foie gras, et le champagne de chez Aldi…

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