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Citizen Kane à la direction du Soir.

Ce qui se passe actuellement au journal « Le Soir » ressemble furieusement au premier acte du drame qui s’est déroulé au boulevard de la Sauvenière, lorsque le journal La Meuse passe du plomb à l’offset, voit disparaître Gabriel, rédacteur en chef, puis est aspiré par Sud Presse et sur quelques années, perd plus d’une centaine de journalistes, six cents ouvriers et membres du personnel, ferme le site de la Sauvenière et devient un journal satellite dépendant d’une information externe. En 2011, les bureaux liégeois tiendraient dans deux pièces cuisines, le service de pub et des annonceurs occupant les deux tiers.
C’est une descente aux enfers d’une dizaine d’années environ dans la logique qu’une entreprise de presse se gère comme une épicerie et quand la vente du camembert faiblit, c’est la vendeuse qui est remerciée.
Dans les différentes péripéties qui ont petit à petit évolué sous la direction de Bertrand, suivi de Matrige, les numéros de la Meuse qui donnaient « les nouvelles » internes du journal à ses lecteurs, présentaient une fausse image de la situation en interprétant l’amaigrissement général comme une nécessaire restructuration pour mieux informer les lecteurs « de plus en plus nombreux », ce qui « exige de nous un plus grand professionnalisme et des responsabilités nouvelles ».
Le rôle joué par « Le Soir » dans cette tragédie, de Marie-Thérèse Rossel à Robert Hurbain avec l’entrée dans le capital du groupe Hersant en 1987, et la disparition en 1999 d’une rédaction autonome par l’aspiration de la Meuse dans le groupe Sud Presse, filiale de Rossel, est en fin de compte le résultat d’une politique qui se poursuit en copier/coller au Soir en 2011.
Il est évident que le motif du départ de Madame Béatrice Delvaux de son poste de rédactrice en chef n’était pas la conclusion du différend qu’elle avait pu avoir avec des membres de la rédaction, mais une manière « élégante » de la direction de reprendre Le Soir en main pour ce qui allait suivre.
Quand une entreprise, qu’elle vende des machines à laver ou du papier imprimé, veut augmenter les dividendes ou limiter les pertes d’actif, elle ne fait pas autrement que ce que la direction du Soir a entrepris depuis le début de ses grandes manœuvres.
Elle présente d’abord un premier plan des « mesures concrètes de son plan social», Six mois ou un an plus tard, le second, etc.
Or, un plan social n’est pas une manière d’adopter une nouvelle ligne éditoriale par quelques détails, un remplacement de poste, une orientation plus à gauche ou plus à droite (la neutralité étant de la foutaise), pour une nouvelle décennie enthousiasmante !
C’est bel et bien le commencement de la fin. Et la fin pour le Soir, c’est un deuxième Sud Presse. Puisqu’on imprime déjà dans une seule imprimerie tous les journaux, magazines et toute boîte de l’entreprise, pourquoi ne pas regrouper en une seule rédaction toutes les publications du groupe, à l’exception de la Voix du Nord, journal français ?
Si la presse n’est plus ce qu’elle était en Belgique, c’est justement parce que ces entreprises qui ont pour but d’informer le lecteur le plus honnêtement du monde, le font de moins en moins, sinon plus du tout.
La disparition progressive du papier dans l’information écrite les dépasse et les laisse malhabile à inventer une presse sur le nouveau support. Ils sont quand même au courant que ce sont les blogueurs qui ont fait leur boulot dans les révoltes du Maghreb !
Les propriétaires n’ont plus le sens de leur mission. La première d’entre elles, n’est-ce pas un certain devoir d’objectivité ? N’est-ce pas de ne pas toujours viser le centre et montrer à travers l’actualité un autre visage que celui du bourgeois épanoui et satisfait ? De prendre au mieux le pouls de la population, plutôt de croire qu’elle assiste sans broncher à la cacophonie de l’Europe, au désastre de la politique belge et à l’extrême duplicité des démocraties avec le pouvoir mondialisé de l’économie, tandis qu’elle applaudit ses élites ?
N’est-ce pas enfin de s’adresser à des citoyens matures au lieu de privilégier une population qui sombrerait dans l’imbécillité heureuse à l’adoration d’une Belgique qui n’existe plus ?
Bien entendu, Le Soir va se réformer dans une toute autre optique. Il va se réformer comme La Meuse. Pour y parvenir la dépense n’est pas importante. Un bon informaticien avec des ordinateurs performants, un prof de français à la retraite avec quelques restes d’une bonne orthographe et deux ou trois manipulateurs de ciseaux pour la découpe des articles crachotés par les Agences de presse.
Peut-être même gardera-t-on quelques anciennes gloires des faits-divers, une Béatrice moins patriotes et plus conciliantes avec la flamandisation de la capitale et l’une ou l’autre collaboratrice indispensable au croisement et décroisement des jambes dans les fauteuils de direction, pour le standing.

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Les tirages, un moment stables, chuteront encore à ce régime de pain sec, si bien qu’on perdra 15 à 20 % du personnel, d’ici 2015, quand l’idée de la grande fusion des rédactions sera partagée par la squelettique rédaction qui sera restée dans la course en montrant plus de souplesse encore.
Quand des familles envoient de génération en génération leurs rejetons se faire reluire dans des postes de décision, il y a toujours un fils prodigue qui gaffe et perd en dix ans le fric amassé sur un siècle.
Peut-être la famille Rossel est-elle arrivée au stade final ? Le dernier rejeton a-t-il atteint son niveau d’incompétence ? Peut-être ne sait-il pas lire ?
On a tellement vu de drôles de types dans le métier ! Ou sait-il au contraire trop bien le faire et a-t-il été subjugué par le ton libre des blogs, au point qu’il se demande si le journalisme de demain n’est pas dans ces milliers d’anonymes qui écrivent mieux que dans les journaux sans gagner un euro ?
Comme dirait Citizen Kane, la suite au prochain numéro.

Commentaires

Cher Richard,
Excellente analyse. Tu as bien vu, comme souvent. Mais tu as quelque peu oublié, après Matrige à La Meuse, l’arrivée de Michel Fromont (ancien secrétaire général de l’Association des Journalistes professionnels de Belgique) qui y a été bombardé directeur général. Après un stage passé à la direction de la Nouvelle Gazette, c’est Fromont (vers 1990) qui a imaginé la création de Sud Presse. Tout ça évidemment dans le giron du groupe Rossel propriétaire de tous les journaux. En créant ce groupe, Fromont voulait faire des synergies (donc déjà des diminutions de personnel, tant à la rédaction que chez les techniciens et aussi chez les administratifs) avec les titres du groupe Meuse (il y en avait 7 à l’époque) et La Nouvelle Gazette. Ces synergies ont abouti effectivement à la «liquidation » de plusieurs dizaines de travailleurs. Pour faire croire que La Meuse resterait bien ancrée à Liège, Fromont a même réussi à faire construire une roto à Grâce-Hollogne.qui vivra à peine plus de 10 ans. Pour la petite histoire, il est bon de rappeler que c’est aussi Michel Fromont qui a réussi à faire en sorte que le groupe Hersant ne prenne pas les commandes chez Rossel et que c’est encore lui qui a permis de nettoyer la rédaction de La Meuse de tous ses éléments les plus conservateurs et d’extrême-droite. Mais après le départ (il s’est fait avoir dans les grandes largeurs) de Fromont (jugé trop à gauche et trop révolutionnaire), tout s’est écroulé.
Fin des années 90, la synergie étant en place, Rossel (en fait Callebaut, le patron de Vlan, qui possède le plus gros des finances et qui décide de tout chez Rossel) nomme un nouveau directeur général en l’occurrence un certain Alain Thibaut de Mézières (coureur automobile) qui sera chargé cette fois de dégrossir le groupe Sud Presse. C’est ainsi qu’en 3 où 4 ans, il y a eu 3 grandes restructurations (avec un tas de charrettes de prépensionnés, tant du côté des journalistes que des techniciens), même si quelques mouvements de grève sont apparus à l’époque. Après son sale boulot, Alain Thibaut de Mézières a été remercié. Il est aujourd’hui directeur général du circuit de Spa Francorchamps. Le dégraissage de Sud Presse étant arrivé (c’est ce que je crois) à terme (bien qu’on parle maintenant de revendre le bâtiment de Jambe (rédaction centrale de Sud Presse), c’est effectivement au tour du Soir. La saga n’est pas terminée. Ces éléments sont importants pour comprendre. Quant aux journalistes dont tu n’arrêtes pas de dire pis que pendre, ils sont les otages d’un système dont ils ne sont en rien responsables. Il y en a 100 à 150 qui sortent des grandes écoles chaque année, c’est dire si les patrons ont le choix et peuvent dire à celles et ceux qui auraient la moindre velléité de révolte : «Z’avez vu le monde qui se presse au portillon !». Le 26 janvier 2009, le «Journal de Montréal » était lock-outé parce que ses journalistes n’acceptaient pas les ukases du groupe Quebecor, propriétaire. Le lock-out s’est terminé le 1er mars 2011 avec la perte des deux tiers de la rédaction. En attendant les journalistes avaient quand même pu créer «Rue Frontenac », un journal en ligne …. Et ici, je sais de quoi je parle.
Ce n’est pas attaquer les journalistes qu’il faut faire dans ton blogue, c’est au contraire les défendre contre des patrons de presse qui n’y connaissent rien et qui s’en foutent royalement de la qualité de l’information. Il n’y a pas si longtemps, autant dans la Meuse que dans le Soir, on avait droit à des gaufres et même à des frites en achetant son canard…C’est tout dire. Amitiés Richard !

Je te remercie pour ces précisions. Bien sûr, tu es plus qualifié que moi pour en parler.
Admettons que je ne sois pas toujours tendre avec les journalistes, pourtant je me rends compte de la difficulté du métier, puisqu'il y a de plus une antinomie qu'il ne faut pas perdre de vue entre plaire à son patron et écrire les choses que l'on pense.
Aussi suis-je entre deux idées, me réjouir que le Soir se ramasse et prenne une pelle et celle de me dire qu'un journal qui disparaît (il y cent manières de disparaître, comme sombrer dans le people) c'est une parcelle d'information qu'on n'aura plus à lire et critiquer. C'est enfin, un chômage qui monte dans une profession déjà trop touchée.
Merci encore pour cet éclairage. Oui, j'avais oublié Fromont. L'essentiel n'est-il pas de mettre le doigt sur la manière de liquider en douce le Soir, de façon identique à celle qui fit mourir le journal La Meuse ?

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