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Le temps des imposteurs

Les petits bleus du MR, à la récup, ont une référence, ils en parlent sans cesse comme s’ils avaient été à la base des Œuvres complètes de leur maître à penser.
Et ce dieu des bonnes affaires et du commerce mondialisé, c’est Alexis de Tocqueville.
Didier Reynders en raffole. Le clan Michel ne tarit pas d’éloges.
Quand ils citent un ouvrage du maître, c’est évidemment « De la démocratie en Amérique ». Plus rares sont ceux qui sont allés jusqu’à « L’Ancien Régime et la Révolution », le tome II de l’édition Gallimard, publié sous la direction de Jakob Mayer.
La correspondance, les voyages, pfft… c’est comme s’ils les savaient par cœur, or manifestement d’après ce qu’ils pensent d’Alexis de Tocqueville, ils l’ont découvert dans une édition de Poche, évidemment réduite à quelques « belles » pages, c’est-à-dire volontairement expurgée des morceaux qui pourraient déranger la bonne opinion libérale. Plus pratique encore, aurait été de ne pas l’avoir lu du tout et de mâcher la pensée toute faite par la réflexion de ceux qui lui ont consacré des ouvrages, comme T. Brunius, the Sociological Aesthetician d’Upsala, qui écrivit son opus juste après la mort de Staline et en pleine guerre froide. Encore que les vieux brontosaures de l’ex parti libéral, devenu MR, ont établi toute leur admiration sur l’édition de 1857 d’Eugène d’Eichtal « Alexis de Tocqueville et la démocratie libérale », livre de chevet incontesté de trois générations de bourgeois francs-maçons. Le cher baron d’Eichtal, conservateur idéal pour s’approprier l’auteur, finit nonagénaire en 1936, directeur de Science Po, poussé à la tombe par le grand âge ainsi que toutes ses œuvres, dont une sur le socialisme et le marxisme qu’aurait pu écrire Reagan, lui même. La seule ayant survécu « Alexis de Tocqueville et la démocratie libérale » est un hymne au capitalisme, sans que le baron ne se soit jamais demandé si c’était bien aussi la pensée d’Alexis de Tocqueville !
Et c’est ce qui gêne le plus dans une conversation sur le libéralisme avec ces messieurs de la bourgeoisie établie, bien libérale, bien humaniste, bien démocrate, qui se réclament de Tocqueville pour oser prendre parti pour la politique économique actuelle de l’Europe dans l’état de pression grave sur l’élément essentiel de la démocratie : le peuple. Comment leur faire savoir qu’ils se sont emparés en les dénaturants des écrits de l’économiste et du philosophe, au point d’en faire une sorte de petit nazi libéral, annexant la démocratie aux nécessités du commerce, applaudissant aux erreurs des actionnaires remboursées par le travail des petits !

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Or, le Tocqueville de ce que j’en peux connaître, est aussi différent d’Auguste Comte que de Marx. Il ne donne pas la primauté à l’industrie et au productivisme comme Auguste Comte, ni à Marx dans son horreur de l’accumulation capitaliste. Tocqueville ne pense qu’au fait démocratique et lui seul l’intéresse.
Nul doute que l’évolution de la démocratie le surprendrait s’il pouvait revenir parmi nous ; car enfin, qui ne voit aujourd’hui comme la démocratie est bafouée, ridiculisée, confisquée par les clercs et qui ont fini par la vendre au capitalisme failli, en décembre 2008 !
Tocqueville croit à certains caractères communs à toute société moderne, mais il s’empresse de nous dire qu’à partir de ce tronc commun, il y a une pluralité de régimes politiques possibles et que les sociétés « démocratiques peuvent être libérales ou despotiques » (1). L’économiste est aussi un sociologue qui confronte les espèces de sociétés dans leur évolution et qui a très bien vu que les dérives issues des rivalités entre le capital et le travail pouvaient tout aussi bien faire triompher l’un ou l’autre. Avec l’équilibre rompu en faveur du capital, il ne fait aucun doute, sans vouloir le récupérer, qu’Alexis de Tocqueville n’aurait pas été le libéral de la même manière que ceux qui s’en recommandent en 2011.
Les notions de société démocratique parsèment son œuvre. Chez lui, l’objet principal de gouvernement n’est pas de donner à la nation le plus de force et de gloire, mais de procurer à l’ensemble de la population le plus de bien-être, et de lui éviter le plus de misère.
Pour lui, la démocratie est l’égalisation des conditions.
Tous les individus qui composent la collectivité sont socialement égaux, ce qui ne signifie ni intellectuellement, ni économiquement égaux, ce qui serait impossible, mais solidaires, sans privilèges, sans différences héréditaires, comme toutes les professions sont accessibles à tous.
Comme le pense Raymond Aron, Tocqueville, ainsi que Montesquieu, ont voulu rendre l’histoire intelligible (2). Ils ne voulaient pas la supprimer.
Si Tocqueville entendait s’en servir afin de déterminer les orientations possibles par la leçon du passé, je suggère à Charles Michel et Didier Reynders et peut-être aussi à Olivier Maingain, d’en faire autant. Qu’ils n’oublient pas que la démocratie s’est faite davantage par la semaine de vacances en 36, les 40 heures trente années plus tard, les grèves de 60-61 et mai 68, plutôt que le Traité de Lisbonne et le catalogue des moyens de rembourser la dette des États. A cette triste fin de tout ce que représente la social-démocratie, il ne faut pas oublier la privatisation sans discernement, la dégradation des conditions de travail et le chômage massif. Ce qui n'aura pas permis d'éviter le départ des savoir-faire vers des zones de bas salaires, avec le démantèlement des industries qui ont fait la force de l’Europe.
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1. De la démocratie en Amérique.
2. Les étapes de la pensée sociologique, Edit. Gallimard, p. 262.

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