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Pécuchet 2020.

Alcide Nitreux avait fait toute sa carrière dans l’administration publique. Il avait été engagé au niveau D, Collaborateur administratif, dans l’administration du ministère de l’agriculture, grâce au président du club de billard « La carambole ». Son oncle, classé troisième niveau, y passait deux après-midi par semaine. Sur l’insistance du dit-président, Alcide s’était affilié au parti socialiste, section locale, avec obligation de rester affilié au moins deux années de suite.
Consciencieux, il en était resté trois, pour ensuite prendre sa carte au MR, parce qu’à cette époque il habitait le quartier Saint-Léonard comme Reynders. Cette promiscuité le flattait. Enfin, sa belle-mère, qu’il détestait, avait un poster encadré représentant Di Rupo, dans la véranda, accroché sur la vitre dépolie, juste derrière un papier tue-mouches qui pendait du plafond. À l’opposé, caquetait un couple de perruches dans une cage en forme de coeur, si bien qu’on plaisantait souvent sur le grand Montois intarissable et sentimental.
On avait affecté Alcide au service des archives, section betteraves sucrières. Il y était resté sa carrière durant. On l’y avait oublié, si bien et si profondément, que jamais il ne reçut la moindre augmentation, ne serait-ce qu’une gratification légale et réglementaire.
Une aberration de la trésorerie publique s’était abattue sur lui, tellement inextricable qu’aucune réclamation n'aurait pu changer quoi que ce soit.
Une timidité naturelle l’avait empêché de se rappeler au bon souvenir de ses supérieurs hiérarchiques. En contrepartie, on ne lui demanda jamais de prouver ses aptitudes par des stages de mise à niveau. Et c’était fort heureux, car il lui semblait n’en avoir aucune.
Son travail consistait à protéger des rongeurs, quinze mètres de rayonnage dédiés à la mélasse de betterave. L’État prélevait des accises sur 35 % des productions de beta vulgaris.
À force d’être confiné dans la pénombre, sa vue supportait mal la lumière du jour. L’atmosphère humide de la lente moisissure du papier l’avait rendu frileux. Été, comme hiver, il arborait un cache-col que sa mère avait tricoté pour ses quarante ans. Vingt années plus tard, désormais seul dans la vie, il le ravaudait avec une « pince » à tisser les filets de pêche, souvenir de Blankenberge.

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À la sortie du ministère, le soleil lui rougissait les yeux. Il zigzaguait cherchant l’ombre, un peu comme une chauve-souris dérangée de son coin de cave, affrontant le jour. Sur ses épais verres de myopes, il ajustait des micas teintés qui lui donnaient l’allure d’un Martien.
Se croyant un objet de curiosité, il fuyait les gens et marchait la tête basse.
Vers la cinquantaine, s’éveillant à la curiosité du sexe, sa libido tardive le persuada, que son insignifiance naturelle le rendait invisible. Il se hasarda à lorgner des passantes.
Elles semblaient ne le regarder d’aucune manière – elles l’avaient classé définitivement d’un seul regard d’entre leurs longs cils filtrants, dans la catégorie « rebuts humains ».
Quand elles découvraient ses manœuvres de rapprochement, elles faisaient un pas de travers, comme on s’écarte d’un chien malveillant sur un chemin de campagne. Il s’affolait comme un perce-oreille que l’on dérange sous une pierre. Et il rentrait chez lui.
Il se crut trahi par sa propre matière. Son corps avait perdu sa transparence ! Ses anciennes obsessions d’être un objet de curiosité hostile lui remonta à la gorge.
Une après-midi d’atelier du PS, ne sachant plus qu’inventer, Di Rupo à l’issue d’un grand discours, désigna au vogelpik un militant anonyme pour devenir ministre. Alors qu’il ne payait plus de cotisation et pire, qu’il s’était affilié au MR, sur une cible de vingt-sept mille noms, la fléchette se ficha sur Alcide Nitreux.
On l’appela au téléphone, juste comme il allait se suicider, monter sur une chaise, la corde au cou, attachée par l’autre bout au crochet du lustre du salon.
C’est ainsi qu’il fut plusieurs fois ministres. Toutes ses erreurs tombant sur des subordonnés, il reçut l’étiquette de sage et ses avis furent très écoutés. Il occupa le ministère de l’Agriculture à deux reprises. Il concéda les archives à une société privée, ce qui lui permit de liquider le personnel des caves, qu’il jugeait inutile et onéreux.
Retraité depuis quelques années, il vient de mourir emportant avec lui une secrète admiration pour De Wever et son dernier message à Paul Magnette, fut un ardent plaidoyer pour une coalition andorrane. Jusqu’à la dernière minute, il ne désespèra pas de reprendre du service.

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