« Floutage & foutage de gueule. | Accueil | Une vocation !... »

Emballage sous Covide.

– Oh ! putain, j’me sens mal. – Croyez-vous ? Ça va aller ! – Facile à dire. Je viens de perdre mon boulot, j’ai chopé la Covid et mon commerce « midi-minuit », est fermé depuis août ! C’est même pour ça que ma femme Elsa m’a plaqué. – Allons, vous êtes en vie ! – C’est facile, vous la psy, il peut rien vous arriver. – Ne croyez pas ça ! – Je dois à tout le monde. J’ai même plus de la thune pour acheter un pain ! – Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ! – Sans blague, vous raconterez celle-là à mon propriétaire, mon patron lui, sans fout, j’existe plus ! J’existe plus pour personne. – J’ai fait le bilan de vos crédits, on peut trouver des arrangements. – Merde quoi… Oh putain, j’vais me foutre par la fenêtre. – Allons, courage, vous allez rebondir ! – C’est ce qu’on m’dit. Nom de dieu de nom de dieu, c’est l’occasion, on va voir si je vais rebondir !
Il saute de sa chaise, ouvre la fenêtre et se jette dans le vide. La psy déchire les notes qu’elle avait prises et écrit sur un nouveau feuillet à l’en-tête du service SOS de la Région « Arrivée trop tard, Emile Malchamp s’était jeté par la fenêtre.

1adeuil1.jpg

Emile Malchamp, 42 ans, vingt ans de service à la société Dordurière, licencié pour cause de fermeture du service clientèle puisqu’il n’y avait plus de client, avait été jusque là un employé modèle, attaché au libéralisme de son patron et à son travail, qui consistait à recevoir les engueulades des clients mécontents, tâche qu’il considérait essentielle pour l’entreprise. Il se vantait de n’être jamais chômeur, se faisant fort de trouver un travail tout de suite, au cas où la SA Dordurière se passerait de ses services.
Avant son suicide, Malchamp tirait de son travail un avantage moral. Le labeur est bon à l’homme. Il le distrayait de sa propre vie et le détournait de la vue effrayante de lui-même. Avant la pandémie, il passait le dimanche matin à la parfumerie « minuit-midi » à remplir de parfum les flacons vides d’un certain pourcentage des flacons pleins, qu’il complétait ensuite avec de l’eau distillée. Avec Elsa, la maltôte les unissait en augmentant leurs profits, comme il le voyait chez Dordurière, dans la pratique courante du commerce.
Le patron cotisait à la section locale du MR et Malchamp crut de son devoir de le faire aussi.
Cet acte citoyen les empêchait, Elsa et lui, de regarder la solitude horrible des couples unis dans les petites scélératesses d’une bourgeoise médiocrité.
Le travail commun avait ceci d’excellent qu’il amusait leur vanité et trompait leur impuissance dans l’espoir d’un meilleur profit. Ils se flattaient ainsi de conduire leur destin vers la fortune.
A la société Dordurière, Emile Malchamp se donnait l’illusion de l’indépendance. Il faisait payer aux clients mécontents l’obséquiosité qu’il leur montrait, par une détestation intérieure. Il jouait sur les modes d’emploi pour se défausser de la garantie, falsifiait au besoin les accords et avait une jouissance intérieure lorsque le client repartait avec sa désormais ferraille inutilisable sous le bras, sans qu’il en coutât un sou à son patron. C’était un bon employé dont on se défaisait, parce qu’il était devenu inutile. Il était passé de la colonne SAG (sujet à garder) à la colonne MI (merde intégrale) que Dordurière, le patron, mettait à jour fin de semaine.
Le travail donnait à l’employé modèle l’illusion de la volonté, de l’initiative et de l’indépendance. Il plaçait Emile au plus haut de l’estime qu’il avait de lui-même. Il le divinisait en quelque sorte. Il faisait de lui un citoyen utile à son pays et défenseur due la double casquette : employé et commerçant.
La nouvelle de sa mort endeuilla le quartier. Elsa qui s’était remise en ménage avec un étudiant de 22 ans, vint à la nouvelle de la mort d’Émile, trôner dans le magasin volets clos, mais porte ouverte, recevant les condoléances des commerçants du quartier. Elle espérait que ce malheur irait jusqu’aux oreilles de Dordurière. Celui-ci, dans la crainte d’une mauvaise publicité du suicide d’un employé licencié, apaisa le chagrin de la veuve par quelques libéralités, à la seule condition que cela se sût !
Emile eut des funérailles grandioses, inespérées qui firent une demi page dans La Meuse. Des couronnes et des bouquets remplirent le magasin pendant quinze jours. Elsa en profita pour vendre en douce quelques flacons de « Noir Désir », spécialité maison.
La Région délégua la psy pour un discours. Elle lut l’éloge écrit de la main d’Elio, juste avant la crémation.
Avec la vente clandestine des parfums, Elsa paya un costume sur mesure à son amant. Et tout fut dit.

Poster un commentaire