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Les illusions perdues.

Ce n’est pas de l’œuvre magistrale de Balzac dont il s’agit. Cependant, il s’agit d’une étude de mœurs, celle de notre société contemporaine.
À bien y réfléchir, beaucoup d’utilisateurs de réseaux sociaux doivent avoir une impression commune que je partage. Pour faire de l’audience, quand on crée les textes que l’on publie, il faut frapper fort pour marquer les esprits. La nuance n’est pas de saison, taper vite sans aucune vérification préalable, expert en tout et peur de rien, pillard, menteur, voleur d’idées sur tous les sujets.
Le nouveau capitalisme numérique accélère amour et détestation. L’amour conduit à l’excès et la détestation à la haine. Les algorithmes sont ces petits robots tous faux à l’exception d’un seul. Par miracle, la méthode le trouve à la seconde. De cette société numérique sort un peuple de drogués hypnotisés par l'écran. Les clics tiennent lieu d’intelligence. Cette facilité les vide de leur substance, les laissant se croire bien plus intelligents qu’ils ne sont. Les algorithmes, les transforment en somnambules.
« Nous sommes devenus des poissons rouges enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au ménage de nos alertes et de nos messages instantanés », explique Bruno Patino, dans un petit traité cinglant qui théorise « le marché de l'attention ». Essais et Documents « La civilisation du poisson rouge » Bruno Patino in Le Livre de Poche. 2019.
« Le poisson rouge tourne dans son bocal. Il semble redécouvrir le monde à chaque tour. Les ingénieurs de Google ont réussi à calculer la durée maximale de son attention : 8 secondes. Ces mêmes ingénieurs ont évalué la durée d’attention de la génération des millenials, celle qui a grandi avec les écrans connectés : 9 secondes. Nous sommes devenus des poissons rouges, enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au manège de nos alertes et de nos messages instantanés.
Une étude du Journal of Social and Clinical Psychology évalue à 30 minutes le temps maximum d’exposition aux réseaux sociaux et aux écrans d’Internet au-delà duquel apparaît une menace pour la santé mentale. D’après cette étude, mon cas est désespéré, tant ma pratique quotidienne est celle d’une dépendance aux signaux qui encombrent l’écran de mon téléphone. Nous sommes tous sur le chemin de l’addiction : enfants, jeunes, adultes.
Pour ceux qui ont cru à l’utopie numérique, dont je fais partie, le temps des regrets est arrivé. Ainsi de Tim Berners Lee, « l’inventeur » du web, qui essaie de désormais de créer un contre-Internet pour annihiler sa création première. L’utopie, pourtant, était belle, qui rassemblait, en une communion identique, adeptes de Teilhard de Chardin ou libertaires californiens sous acide.
La servitude numérique est le modèle qu’ont construit les nouveaux empires, sans l’avoir prévu, mais avec une détermination implacable. Au cœur du réacteur, nul déterminisme technologique, mais un projet qui traduit la mutation d’un nouveau capitaliste : l’économie de l’attention. Il s’agit d’augmenter la productivité du temps pour en extraire encore plus de valeur. Après avoir réduit l’espace, il s’agit d’étendre le temps tout en le comprimant, et de créer un instantané infini. L’accélération générale a remplacé l’habitude par l’attention, et la satisfaction par l’addiction. Et les algorithmes sont aujourd’hui les machines-outils de cette économie…

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Cette économie de l’attention détruit, peu à peu, nos repères. Notre rapport aux médias, à l’espace public, au savoir, à la vérité, à l’information, rien n’échappe à l’économie de l’attention qui préfère les réflexes à la réflexion et les passions à la raison. Les lumières philosophiques s’éteignent au profit des signaux numériques. Le marché de l’attention, c’est la société de la fatigue.
Les regrets, toutefois, ne servent à rien. Le temps du combat est arrivé, non pas pour rejeter la civilisation numérique, mais pour en transformer la nature économique et en faire un projet qui abandonne le cauchemar transhumaniste pour retrouver l’idéal humain… »
Écrit en 2019, le temps du combat, non seulement n’a pas eu lieu trois ans plus tard, au contraire, le brouillage de l’esprit s’accélère. Le processus d’abêtissement atteint la cote d’alerte avec le constat de l’échec à l’école d’une génération qui devrait prendre demain les rênes du pays.
Bien sûr, il restera une élite à ne pas sombrer dans la facilité numérique soit par goût, soit par option du choix d’une école, en générale privée, donc chère et hors de portée des gens. Mais quel gâchis et quel danger d’une élite exerçant un pouvoir de domination sur une masse abêtie !
Quand les différences de classe peuvent comme par le passé (mais c’était à l’époque dû au seul pouvoir de l’argent), réduire une population quasiment à l’esclavage, on n’est pas loin de la guerre civile.
L’élite, se moquant des poissons rouges, plonge ses mains blanches dans l’aquarium et s’amuse à les saisir, riant de leur fuite éperdue. Un jour, ils se transformeront en piranhas sans que l’élite s’en aperçoive. Elle risque d’y laisser beaucoup plus que les mains.

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