« Nomisma et Nomos (Argent et Loi) | Accueil | En v’là d’l’amour, en v’là ! »

Sarah

Elle fait du feu dans la cheminée du salon.
Il fait froid et elle a raison de faire du feu.
Je m’approche, non pas pour être près d’elle, mais parce qu’il fait froid et qu’elle a fait du feu.
Elle reste à contempler la flamme.
Immobile, l’œil fixé sur un tison, sa pensée est ailleurs. Sa pensée frissonne puisqu’elle est sur le chemin. A son passage, les arbres secouent leurs branches et du givre tombe et perce cette âme transparente.
Je la sens prête à courir le chemin.
Elle se lève pour rejoindre son âme.
- Où vas-tu ?
Je savais qu’il était trop tard. Ce n’était pas la peine de poser une question à des murs. C’était avant qu’il fallait la poser. Quand une réponse était encore possible.
Elle s’en va sans répondre.
Comme elle n’avait fait le feu que pour elle, les flammes la suivent en dansant.
Il ne reste que la boîte d’allumettes et des bûches à demi calcinées.
Avant-hier, c’était un autre qui était devant un corps déserté de l’âme, tandis qu’au bout du chemin je la sentais me caresser le visage.
Je vis ensuite son corps s’animer de cette âme à mes pas attachée.
Les choses ne se sont pas précipitées. Elles ont suivi leur cours.
C’est une femme qui a l’arithmétique en horreur.
Elle a cessé de compter à dix-sept ans, quand l’étudiant en médecine qui allait épouser celle que deux familles lui prédestinaient, épuisa les joies de la jeunesse dans ses bras de marbre blanc.
Non pas qu’elle fût sensible au carabin, elle ne l’avait jamais été que d’elle-même.
C’était là le secret qui ne la faisait pas vieillir.

elle.jpg

Puis vinrent les autres, dont je fus.
Aux premiers, elle ne leur prit que deux ans.
Qu’est-ce deux ans d’une longue vie ?
Les suivants se virent amputés de cinq belles années.
Les troisièmes, brusquement perdirent tant et tant de belles années que leurs tempes grisonnèrent au bout d’un trimestre.
Le groupe dont je fais partie est l’avant dernier. Je le sais. La nuit qui mit le brandon à l’aurore fut décisive. La seule journée de bonheur qui me fut accordée – quoique pleine et entière – me réduisit à l’état de vieillard.
Je me traîne jusqu’à la fenêtre
Il neige. Noël aura ce manteau d’innocence que jettent les passants sur les épaules du vice ;
L’allée du jardin est large comme une avenue.
L’autre attend impassible à l’autre bout.
Au fur et à mesure qu’elle avance, le visage de l’homme s’altère.
Sa main prête à saisir le corps qui vient à lui se décharne et tremble. On dirait que les secondes valent des années.
Plus elle presse le pas, plus elle s’impatiente, plus l’autre se tasse et fond comme neige au printemps.
Elle le touche presque, qu’il s’écroule agonisant.
Elle se penche sur lui et fait les gestes de l’amour, en vain.
Le cadavre est pauvre chose chétive. Sur le sexe dressé, les premiers flocons de neige se sont éparpillés en gouttelettes fines. Puis, tout se recouvre lentement du manteau de l’oubli.
Elle le secoue et tente en vain de ranimer une ultime flamme.
Elle se retourne et nos regards se croisent.
La noirceur de l’âme est inscrite dans la beauté du visage.
Ce qu’on lit dans ses yeux suffit à deviner le crime de ce corps tourmenté.
Elle rentre au salon, comme si nous ne nous étions jamais quittés.
Elle reprend la conversation de la veille, de la même manière, comme si l’autre enseveli sous la neige, n’avait été qu’une abstraction.
Un sourire se devine sur ses lèvres mi-closes au souvenir exalté des nuits de débauche.
C’est une femme pratique qui n’entend exploiter que de ce dont elle sait disposer.
Le feu est reparti et la flamme avec elle s’élance dans des danses lascives.
L’amant du jardin a déteint sur sa robe de lune. Des cristaux de neige font encore briller le sang en cascades de petits rubis.
Se dévêtir de la clarté lunaire pour le safran des flammes l’immobilise devant moi.
Tournant enfin son visage marmoréen, elle s’aperçoit que j’expire.
Son visage de dix-sept ans se déprend de ce corps. Son âme le remplace.
La boucle est bouclée.
Ensemble nous rejoindrons le royaume des ombres.
Quand la vie fait défaut, certaines créatures s’unissent parfois dans la mort, comme s’accouplent les cadavres disloqués, jetés sans soin dans la fosse commune, par un Charon pressé.

Toi qui comme un coup de couteau
Dans mon cœur plaintif es entrée
Toi qui, forte comme un troupeau
De démons, vins, folle et parée…

Poster un commentaire