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Café philo II

C’est avec une grande timidité et un grand respect que je me suis assis à côté d’inconnus, la mine sévère, mais l’air bon et juste, sous la barbe et le sourcil froncé.
Le thème était bien choisi, quoique sibyllin, comme il se doit : Faut-il considérer la mayonnaise comme une émulsion naturelle ou est-elle l’œuvre réfléchie d’un cuisinier ?
Le Président, au physique de stylite, nous demanda quelques instants de recueillement, le temps de nous lire un texte en rapport avec le sujet.
Sa voix, douce et mélodieuse, s’éleva dans un silence recueilli. Elle avait ce « je ne sais quoi » qui fit jadis la réputation de Jankélévitch :
« Sous le quotidien, décelez l’inexplicable. Derrière la règle consacrée, discernez l’absurde. Défiez-vous du moindre geste, fût-il simple en apparence comme de battre un œuf. N’acceptez jamais comme telle la coutume reçue qui veut qu’un œuf avec de l’huile et une pointe de moutarde forment une sauce vinaigrette. Cherchez la nécessite de battre et de rebattre encore. Ne dites pas au résultat ‘’c’est naturel’’, mais dites, c’est un artefact. C’est de la mayonnaise !»
Le Président reposa avec respect le traité pratique de philosophie d’Adam Haubanel (1816-1873), avant de conclure la lecture par une épiphase :
« Je ne saurais penser qu’une chose est jaune si le jaune n’existait pas. Naturellement on pourrait dire : si l’œuf ne contenait pas de jaune, le jaune n’existerait pas. »
« Et l’œuf non plus » glapit un histrion, réprimandé aussitôt d’un œil noir du Président, fâché de l’astéisme venant couper sa période.
Comme j’étais nouveau, il voulut m’essayer. Et qu’en pense notre jeune ami ? dit-il en levant un index vers moi.
La foudre ne m’eût pas frappé davantage.
Devant cet aréopage recueilli et pénétré, j’allais devoir livrer ma pensée, tenaillé par la peur, moi, créature balbutiante, parmi ces beaux esprits !
Les regards n’étaient pas bienveillants, hostiles même. J’appris par la suite qu’en leur enlevant le droit à la parole, j’usurpais leur privilège. Ce n’était donc pas par ressentiment personnel que je les devinais mécontents ; cependant mon noviciat ne le percevait pas encore.
« De toute évidence, s’impose une question mathématique : combien de permutations sont possibles dans les ajouts à l’œuf, de l’huile, de la moutarde et du vinaigre ? »
Un membre de la société, plus barbu que les autres, me contesta le vinaigre, pour « l’excellente raison que le jaune blanchit par émulsion ».
« Puissamment raisonné », dit le Président, qui complimentait rarement en raison de la concurrence qui sévissait pour le titre de meilleur QI de l’assemblée.
Du menton, il me demanda de poursuivre.
Je ne savais plus où j’en étais, j’avais perdu le fouet à battre. C’était moi qui battais la campagne… J’étais sens dessus dessous.
« …c’est exactement le même type de question que combien font 25 X 18 », enchaîné-je sans savoir où j’allais en venir. « car dans les deux cas, nous disposons d’une méthode générale de solution. Mais cette question n’existe que si l’on tient compte de cette méthode ».
« Quelle est-elle ? » s’enquit une femme d’âge mûr qui n’était manifestement là que pour retrouver un compagnon, le sien s’étant étranglé le mois précédent avec un noyau d’olive. Elle désespérait devant tous ces barbus à ceindre de laurier l’homme capable de la comprendre. J’étais encore imberbe, jouvenceau et pas prêt d’avoir des poils au menton. Malgré la grande différence d’âge, cela ne semblait pas la rebuter.
« La proposition contient 3 permutations de l’œuf et ses dérivés, dis-je effrontément. La première consiste à réchauffer le tout, et vous obtenez une fricassée, la deuxième, avec du persil ou de la ciboulette, vous faites une béarnaise et la dernière, vous recassez un œuf que vous tournez dans un nouveau plat et quand l’affaire est digne de s’appeler mayonnaise, vous versez ce que vous venez de rater sur ce que vous avez réussi, pour l’augmenter des ingrédients. »
Je vis à cause de l’implacabilité de mon raisonnement que je venais de me mettre à dos quatre à cinq penseurs, dont le Président.
Je me trouvai superbe, bien installé, capable de raisonner. Je ne savais pas que je venais en quelques secondes de m’attirer des haines solides qui ne prendraient fin qu’à mon heure dernière.

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Ce fut ma première leçon de philosophie, la seule pratique ; car elle était en même temps culinaire.
Depuis, je m’enfonçai dans le raisonnement, acquis de l’enflure de style, devins un maître de la conglobation, un art si difficile que Grévisse abandonna l’article dans « Le bon usage »..
Quelques années plus tard, je renonçai à me raser.
Je suis aujourd’hui un barbu respectable. J’envisage d’ouvrir une école de philosophie. Je dors sous l’effigie de Platon. Je vis solitaire ; car je goûte peu la présence de femmes. Je n’en sais aucune qui ait été une grande philosophe, si l’on excepte Simone Weil, pas la copine à Sarkozy, mais la sœur d’André Weil.
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